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Full text of "Pensées de Gustave Flaubert"

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HANDBOUND 
AT  THE 


UNIVERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


&>33 


PENSÉES 


DE 


GUSTAVE   FLAUBERT 


IL     A     ETE     TIRE     DE     CET     OUVRAGE 

50  exemplaires  numérotés  (1  à  50)  sur  papier 
du  Japon  impérial 


hr 


CHEFS-D'ŒUVRE    DE    LITTÉRATURE 
ET    D'ART    TYPOGRAPHIQUE 


PENSÉES 


DE 


GUSTAVE   FLAUBERT 


Tout  est  là  :  l'amour  de  l'Art. 
G.    F. 


PARIS 

LOUIS  CONARD,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

1  7,  BOULEVARD  DE  LA  MADELEINE 

1915 

Tous  droits  réservés 


PQ 
Ait 


Depuis  trente-quatre  ans  Gustave  Flau- 
bert n'est  plus;  cependant  il  ne  m9 a  pas 
quittée,  et  ce  qui  m9 est  arrivé  de  meilleur 
m'est  venu  de  lui,  par  lui. 

Relisant  beaucoup  ses  œuvres,  en  par- 
ticulier sa  correspondance,  où  toute  sa 
bonne  et  généreuse  nature  éclate  à  cha- 
que page,  il  m'a  pris  l'envie  de  recueillir 
les  pensées  et  jugements  qui  en  forment 
la  substance  et  j'en  ai  recopié  une  grande 
partie  sur  un  petit  cahier...  il  m'accom- 


VI 


pagne,  il  est  sur  ma  table,  dans  mon  sac 
de  voyage,  Je  l'ouvre  souvent,  et  une 
phrase,  un  mot  suffit  à  faire  apparaître 
la  grande  silhouette  aimée  de  mon  oncle; 
je  revois  un  de  ses  gestes  habituels,  une 
expression  oubliée,  j'entends  sa  voix 
comme  s'il  vivait  encore,,. 

Or,  d'autres  ainsi  que  moi  ont  eu  le 
désir  de  faire  un  choix  dans  les  lettres 
de  Gustave  Flaubert  ;  j'ai  refusé  jalouse- 
ment de  leur  en  accorder  l'autorisation, 
voulant  être  sinon  la  seule,  au  moins  la 
première  à  m'occuper  de  ce  travail. 
D'ailleurs,  il  existe,  ce  choix;  mon  petit 
cahier  est  là  qui  l'a  commencé,  et  après 
l'avoir  considérablement  augmenté, 
c'est  lui  que  je  publie. 

J'avais  d'abord  fait  un  classement  ar- 
bitraire, rapprochant  les  mêmes  sujets 
les  uns  des  autres;  puis  il  m'a  semblé 
qu'une  certaine  monotonie  se  dégageait 
d'un  assemblage  ainsi  compris,  et  j'en 
suis  arrivée  à   un  mélange   absolu  en 


VII 


gardant  pourtant  presque  toujours  l'or- 
dre chronologique. 

Haine  de  la  bassesse,  admiration  du 
beau,  large  compas  ouvert  sur  toute 
chose,  amour  suprême  de  la  forme,  reli- 
gion de  l'art,  course  inlassable  vers 
l'idéal,  telle  a  été  la  vie  de  Gustave 
Flaubert;  elle  est  d'un  haut  enseigne- 
ment dans  notre  siècle  de  positivisme  et 
peut  fortifier,  je  crois,  bien  des  âmes. 

CAROLINE  FRANKLIN  GROUT. 
Villa  Tanil,  Anlibes,  mai  1914. 


PENSÉES 


DE 


GUSTAVE  FLAUBERT 


Qu'est-ce  que  le  beau,  sinon  l'impos- 
sible. 

Faire  sa  fortune  et  vivre  pour  soi, 
c'est-à-dire  rétrécir  son  cœur  entre  sa 
boutique  et  sa  digestion. 

Je  suis  parvenu  à  avoir  la  [ferme  con- 
viction que  la  vanité  est  la  base  de  tout, 
et  enfin  que  ce  qu'on  appelle  conscience 
n'est  que  la  vanité  intérieure. 

L'avenir  est  ce  qu'il  y  a  de  pire  dans  le\ 
présent. 


<^H>~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

En  littérature  comme  en  gastronomie, 
il  est  certains  fruits  qu'on  mange  à  pleine 
bouche,  dont  on  a  le  gosier  plein,  et  si 
succulents  que  le  jus  pénètre  jusqu'au 
cœur. 

Il  ne  faut  pas  regarder  le  gouffre,  car 
il  y  a  au  fond  un  charme  inexprimable 
qui  nous  attire. 

\ 
La  femme  est  un  animal  vulgaire  dont 

l'homme  s'est  fait  un  trop  bel  idéal. 

J'aime  mieux  un  livre  que  le  billard, 
mieux  une  bibliothèque  qu'un  café,  c'est 
une  gourmandise,  qui  ne  fait  jamais 
vomir. 

Un  cœur  est  une  richesse  qui  ne  se  vend 
pas,  qui  ne  s'achète  pas,  mais  qui  se 
donne. 

L'existence,  après  tout,  n'est-elle  pas 
comme  le  lièvre  quelque  chose  de  cursif 
qui  fait  un  bond  dans  la  plaine,  qui  sort 
d'un  bois  plein  de  ténèbres  pour  se  jeter 


PENSEES 


dans  une  marnière,  dans  un  grand  trou 


creux? 


Il  ne  faut  pas  demander  des  oranges 
aux  pommiers,  du  soleil  à  la  France,  de 
l'amour  à  la  femme,  du  bonheur  à  la  vie. 

La  justice  humaine  est  d'ailleurs  pour 
moi  ce  qu'il  y  a  de  plus  bouffon  au  monde  ; 
un  homme  en  jugeant  un  autre  est  un 
spectacle  qui  me  ferait  crever  de  rire  s'il 
ne  me  faisait  pitié,  et  si  je  n'étais  forcé 
d'étudier  maintenant  la  série  d'absurdités 
en  vertu  de  quoi  il  le  juge. 

C'est  une  belle  chose  qu'un  souvenir, 
c'est  presque  un  désir  qu'on  regrette. 

Pour  qu'on  se  plaise  quelque  part  il 
faut  qu'on  y  vive  depuis  longtemps.  Ce 
n'est  pas  en  un  jour  qu'on  échauffe  son 
nid  et  qu'on  s'y  trouve  bien. 

J'ai  bien  une  sérénité  profonde,  mais 
tout  me  trouble  à  la  surface;  il  est  plus 
facile  de  commander  à  son  cœur  qu'à  son 
visage. 


<2^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

Quelle  plate  bêtise  de  toujours  vanter 
le  mensonge  et  de  dire  :  la  poésie  vit  d'il- 
lusions; comme  si  la  désillusion  n'était 
pas  cent  fois  plus  poétique  par  elle-même. 
Ce  sont  du  reste  deux  mots  d'une  riche 
ineptie. 

Quand  on  a  quelque  valeur,  chercher 
le  succès  c'est  se  gâter  à  plaisir,  et  cher- 
cher la  gloire  c'est  peut-être  se  perdre 
complètement. 

> 

Tout  est  là  :  l'amour  de  l'Art. 

L'Art  comme  une  étoile,  voit  la  terre 
rouler  sans  s'en  émouvoir,  scintillant 
dans  son  azur;  le  beau  ne  se  détache  pas 
du  ciel. 

Il  faut  lire,  méditer  beaucoup,  toujours 
penser  au  style  et  écrire  le  moins  qu'on 
peut,  uniquement  pour  calmer  l'irritation 
de  l'idée  qui  demande  à  prendre  une 
forme  et  qui  se  retourne  en  nous  jusqu'à 
ce  que  nous  lui  en  ayons  trouvé  une 
exacte,  précise. 


PENSEES 

Nous  sommes  organisés  pour  le  mal- 
heur. On  s'évanouit  dans  la  volupté,  ja- 
mais dans  la  peine  ;  les  larmes  sont  pour 
le  cœur  ce  que  l'eau  est  pour  les  poissons. 

Je  crois  que  le  dogme  d'une  vie  future 
a  été  inventé  par  la  peur  de  la  mort  ou 
l'envie  de  lui  rattraper  quelque  chose. 

La  félicité  est  un  manteau  de  couleur 
rouge  qui  a  une  doublure  en  lambeaux  ; 
quand  on  veut  s'en  recouvrir,  tout  part  au 
vent,  et  l'on  reste  empêtré  dans  ces  gue- 
nilles froides  que  l'on  avait  jugées  si 
chaudes. 

Enfin,  je  crois  avoir  compris  une  chose,  ♦ 

une  grande  chose,  c'est  Jque  le  bonheur 
pour  les  gens  de  notre  race  est  dans  Vidée  I  \/ 
et  pas  ailleurs. 

Le  cœur  humain  ne  s'élargit  qu'avec  un 
tranchant  qui  le  déchire. 

Le  bonheur  est  une  monstruosité!  punis 
sont  ceux  qui  le  cherchent. 


<z?2^      GUSTAVE  FLAUBERT 

Prends  garde  seulement  à  la  rêverie  : 
c'est  un  bien  vilain  monstre  qui  attire  et 
qui  m'a  déjà  mangé  bien  des  choses. 
C'est  la  sirène  des  âmes;  elle  chante,  elle 
appelle;  on  y  va  et  l'on  n'en  revient  plus. 

Oui,  travaille,  aime  l'Art.  De  tous  les 
mensonges,  c'est  encore  le  moins  menteur. 

Il  n'y  a  en  fait  d'infini  que  le  ciel  qui  le 
soit  à  cause  de  ses  étoiles,  la  mer  à  cause 
de  ses  gouttes  d'eau,  et  le  cœur  à  cause 
de  ses  larmes. 

Dans    notre   appétit  de    la     vie,    nous 
remangeons    nos  sensations   d'autrefois, 
\    nous  rêvons  celles  de  l'avenir. 

*  Qui  sait  si  le  coup  de  vent  qui  abat  un 
toit  ne  dilate  pas  toute  une  forêt?  Pour- 
quoi le  volcan  qui  bouleverse  une  ville 
ne  féconderait-il  pas  une  province?  Voilà 
encore  de  notre  orgueil  :  nous  nous  faisons 
le  centre  de  la  nature,  le  but  de  la  création 
et  sa  raison  suprême.  Tout  ce  que  nous 
voyons  ne  pas  s'y  conformer  nous  étonne, 
tout  ce  qui  nous  est  opposé  nous  exaspère. 


<&&U      PENSÉES      ~4E^> 

Je  comprends,  tout  comme  un  autre,  ce 
qu'on  peut  éprouver  à  regarder  son  en- 
fant dormir.  Je  n'aurais  pas  été  mauvais 
père,  mais  à  quoi  bon  faire  sortir  du 
néant  ce  qui  y  dort?  Faire  venir  un  être, 

c'est  faire  venir  un  misérable. 

\ 

Sans  cesse  l'antithèse  se  dresse  devant^ 
mes  yeux.  Je  n'ai  jamais  vu  un  enfant 
sans  penser  qu'il  deviendrait  vieillard, 
un  berceau  sans  songer  à  une  tombe.  La 
contemplation  d'une  femme  nue  me  fait 
rêver  à  son  squelette.  C'est  ce  qui  fait  que 
les  spectacles  joyeux  me  rendent  triste  et 
que  les  spectacles  tristes  m'affectent  peu. 
Je  pleure  trop  en  dedans  pour  verser  des 
larmes  au  dehors  ;  une  lecture  m'émeut 
plus  qu'un  malheur  réel. 

L'amour  est  une  plante  de  printemps 
qui  parfume  tout  de  son  espoir,  même  les 
ruines  où  il  s'accroche. 

L'amour,  après  tout,  n'est  qu'une  curio- 
sité supérieure,  un  appétit  de  l'inconnu 
qui  vous  pousse  dans  l'orage,  poitrine 
ouverte  et  tête  en  avant. 


<^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

L'amour  comme  le  reste  n'est  qu'une 
façon  de  voir  et  de  sentir.  C'est  un  point 
de  vue  un  peu  plus  élevé,  un  peu  plus 
large;  on  y  découvre  des  perspectives 
infinies  et  des  horizons  sans  bornes. 

Les  femmes  veulent  qu'on  les  trompe, 
elles  vous  y  forcent,  et  si  vous  résistez, 
elles  vous  accusent. 

s  Quand  on  ne  regarde  la  vérité  que  de 
profil  ou  de  trois  quarts,  on  la  voit  tou- 
jours mal.  Il  y  a  peu  de  gens  qui  savent 
la  contempler  de  face. 

Il  ne  faut  pas  toujours  croire  que  le 
sentiment  soit  tout.  Dans  les  arts,  il  n'est 
rien  sans  la  forme. 

Enfants,  nous  désirons  vivre  dans  le 
pays  des  perroquets  et  des  dattes  confites. 
Nous  nous  élevons  avec  Byron  ou  Virgile, 
nous  convoitons  l'Orient  dans  nos  jours 
de  pluie  ou  bien  nous  désirons  aller  faire 
fortune  aux  Indes,  ou  exploiter  la  canne 
à  sucre  en  Amérique.  La  Patrie,   c'est  la 


^^-      PENSÉES      ~^» 

terre,  c'est  l'Univers,  ce  sont  les  étoiles, 
c'est  l'air,  c'est  la  pensée  elle-même,  c'est- 
à-dire  l'infini  dans  notre  poitrine,  mais 
les  querelles  de  peuple  à  peuple,  de  canton 
à  arrondissement,  d'homme  à  homme, 
m'intéressent  peu  et  ne  m'amusent  que 
lorsque  ça  fait  de  grands  tableaux  avec 
des  fonds  rouges. 

L'homme  est  une  si  triste  machine 
qu'une  paille  mise  dans  le  rouage  suffît 
pour  l'arrêter. 

Le  bonheur  est  un  mensonge  dont  la 
recherche  cause  toutes  les  calamités  de  la 
vie.  Mais  il  y  a  des  paix  sereines  qui 
l'imitent  et  qui  sont  supérieures  peut-être. 

Le  cœur  de  l'homme  est  encore  plus 
variable  que  les  saisons,  tour  à  tour  plus 
froid  que  l'hiver  et  plus  brûlant  que  l'été. 
Si  les  fleurs  ne  renaissent  pas,  ses  neiges 
reviennent  souvent  par  bourrasques  la- 
mentables; ça  tombe  !  ça  tombe  !  ça  couvre 
tout  de  blancheur  et  de  tristesse,  et  quand 
le  dégel  arrive,  c'est  encore  plus  sale. 


<^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~&s> 

Un  ami  qui  meurt,  c'est  quelque  chose 
de  vous  qui  meurt. 

Misérables  que  nous  sommes,  nous 
avons,  je  crois,  beaucoup  de  goût  parce 
que  nous  sommes  profondément  histo- 
riques, que  nous  admettons  tout  et  nous 
plaçons  au  point  de  vue  de  la  chose  pour 
la  juger.  Mais  avons-nous  autant  d'in- 
néité  que  de  compréhensivité?  une  origi- 
nalité féroce  est-elle  compatible  même 
avec  tant  de  largeur?  Voilà  mon  doute 
sur  l'esprit  artistique  de  l'époque,  c'est-à- 
dire  du  peu  d'artistes  qu'il  y  a.  Du  moins, 
si  nous  ne  faisons  rien  de  bon,  aurons- 
nous,  peut-être,  préparé  et  amené  une  gé- 
nération qui  aura  l'audace  (je  cherche 
un  autre  mot)  de  nos  pères  avec  notre 
éclectisme  à  nous.  Ça  m'étonnerait  :  le 
monde  va  devenir  bougrement  bête.  D'ici 
à  longtemps  ce  sera  bien  ennuyeux. 

Autant  travailler  pour  soi  seul.  On  fait 
comme  on  veut  et  d'après  ses  propres 
idées.  On  s'admire,  on  se  fait  plaisir  à 
soi-même,  n'est-ce    pas   le  principal?  et 

10 


PENSEES 


puis  le  public  est  si  bête!  et  puis  qui  est- 
ce  qui  lit?  et  que  lit-on?  et  qu'admire- 
t-on?  ah!  bonnes  époques  tranquilles, 
bonnes  époques  à  perruques,  vous  viviez 
d'aplomb  sur  vos  hauts  talons  et  sur  vos 
cannes!  mais  le  sol  tremble  sous  nous. 

Il  y  a  une  chose  qui  nous  perd,  une 
chose  stupide  qui  nous  entrave.  C'est 
«  le  goût  »,  le  bon  goût.  Nous  en  avons 
trop,  je  veux  dire  que  nous  nous  en  in- 
quiétons plus  qu'il  ne  faut. 

Pour  qui  voit  les  choses  avec  quelque 
attention,  on  retrouve  encore  bien  plus 
qu'on  ne  trouve;  mille  notions  que  l'on 
n'avait  en  soi  qu'à  l'état  de  germe  s'agran- 
dissent et  se  précisent,  comme  un  souve- 
nir renouvelé. 

S'il  suffisait  d'avoir  les  nerfs  sensibles 
pour  être  poète,  je  vaudrais  mieux  que 
Shakespeare  et  qu'Homère,  lequel  je  me 
figure  avoir  été  un  homme  peu  nerveux, 
cette  confusion  est  impie...  la  poésie  n'est 
point  une  débilité  de  l'esprit,  et  ces  sus- 


^2^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~4lE^ 

ceptibilités  nerveuses  en  sont  une  ;  cette 
faculté  de  sentir  outre  mesure  est  une  fai- 
blesse... la  passion  ne  fait  pas  les  vers, 
et  plus  vous  serez  personnel,  plus  vous 
serez  faible. 

La  critique  est  au  dernier  échelon  de  la 
littérature,  comme  forme  presque  toujours 
et,  comme  valeur  morale,  incontestable- 
ment elle  passe  après  le  bout-rimé  et 
l'acrostiche,  lesquels  demandent  au  moins 
un  travail  d'invention  quelconque. 

Il  faut  faire  de  la  critique  comme  on 
fait  de  l'histoire  naturelle,  avec  absence 
d'idée  morale,  il  ne  s'agit  pas  de  décla- 
mer sur  telle  ou  telle  forme,  mais  bien 
d'exposer  en  quoi  elle  consiste,  comment 
elle  se  rattache  à  une  autre  et  par  quoi 
elle  vit  (l'esthétique  attend  son  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  ce  grand  homme  qui  a 
montré  la  légitimité  des  monstres). 
Quand  on  aura  pendant  quelque  temps 
traité  l'âme  humaine  avec  l'impartialité 
que  l'on  met  dans  les  sciences  physiques 
à  étudier  la  matière,  on  aura  fait  un  pas 

12 


<^â>~      PENSÉES      *-«#^ 

immense;  c'est  le  seul  moyen  à  l'huma- 
nité de  se  mettre  un  peu  au-dessus  d'elle- 
même.  Elle  se  considérera  alors  franche- 
ment, purement  dans  le  miroir  de  ses 
œuvres,  elle  sera  comme  Dieu,  elle  se 
jugera  d'en  haut. 

Il  est  de  certaines  fonctions  où  l'on 
est  presque  forcé  de  prendre  une  femme 
comme  il  y  a  certaines  fortunes  où  il  se- 
rait honteux  de  ne  pas  avoir  d'équipage. 

On  apprend  aux  femmes  à  mentir  d'une 
façon  infâme.  L'apprentissage  dure  toute 
leur  vie  depuis  la  première  femme  de 
chambre  qu'on  leur  donne  jusqu'au  der- 
nier amant  qui  leur  survient,  chacun  s'in- 
gère à  les  rendre  canailles  et  après  on  crie 
contre  elles;  le  puritanisme,  la  bégueu- 
lerie,  la  bigoterie,  le  système  du  renfermé, 
de  l'étroit,  a  dénaturé  et  perd  dans  sa 
fleur  les  plus  charmantes  créations  du 
bon  Dieu.  J'ai  peur  du  corset  moral,  voilà 
tout.  Les  premières  impressions  ne  s'ef- 
facent pas...  Nous  portons  en  nous  notre 


13 


^i^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^^ 

passé;  pendant  toute  notre  vie,  nous 
nous  sentons  de  la  nourrice. 

Il  est  toujours  triste  de  partir  d'un  lieu 
où  l'on  sait  que  l'on  ne  reviendra  jamais. 
Voilà  de  ces  mélancolies  qui  sont  peut- 
être  une  des  choses  les  plus  profitables  des 
voyages. 

N  Le  seul  moyen  de  n'être  pas  malheu- 
reux c'est  de  s'enfermer  dans  l'art  et  de 
compter  pour  rien  tout  le  reste,  l'orgueil 
remplace  tout  quand  il  est  assis  sur  une 
large  base. 

Certes,  il  est  beau  d'occuper  de  la  place 
dans  les  âmes  de  la  foule,  mais  on  y  est 
les  trois  quarts  du  temps  en  si  piètre  com- 
pagnie qu'il  y  a  de  quoi  dégoûter  la  déli- 
catesse d'un  homme  bien  né. 

Avouons  que  si  aucune  belle  chose  n'est 
restée  ignorée,  il  n'y  a  pas  de  turpitude 
qui  n'ait  été  applaudie,  ni  de  sot  qui  n'ait 
passé  pour  grand  homme,  ni  de  grand 
homme  qu'on  n'ait  comparé  à  un  crétin. 


U 


PENSÉES 


La  postérité  change  d'avis  quelquefois 
(mais  la  tache  n'en  reste  pas  moins  au 
front  de  cette  humanité  qui  a  de  si  nobles 
instincts)  et  encore!  Est-ce  que  jamais  la 
France  reconnaîtra  que  Ronsard  vaut  bien 
Racine!  —  Il  faut  donc  faire  de  l'art  pour 
soi,  pour  soi  seul,  comme  on  joue  du 
violon. 

On  n'arrive  au  style  qu'avec  un  labeur 
atroce,  avec  une  opiniâtreté  fanatique  et 
dévouée. 

Le  vice  n'est  pas  plus  fécondant  que  la 
vertu,  il  ne  faut  être  ni  l'un  ni  l'autre,  ni 
vicieux,  ni  vertueux,  mais  au-dessus  de 
tout  cela...  N'aimons-nous  pas  à  retrou- 
ver sur  les  gens  et  même  sur  les  meubles 
et  les  vêtements  quelque  chose  de  ceux 
qui  les  ont  approchés,  aimés,  connus  ou 
usés? 

La  première  qualité  de  l'art  et  son  but 
est  Y  illusion;  l'émotion,  laquelle  s'obtient 
souvent  par  certains  sacrifices  de  détails 
poétiques,  est  une  tout  autre  chose  et  d'un 


lô 


<&^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

ordre  inférieur.  J'ai  pleuré  à  des  mélo- 
drames qui  ne  valaient  pas  quatre  sous  et 
Gœthe  ne  m'a  jamais  mouillé  l'œil,  si  ce 
n'est  d'admiration. 

La  courtisane  est  un  mythe.  Jamais  une 
femme  n'a  inventé  une  débauche. 

Vis-à-vis  de  l'amour  en  effet,  les  fem- 
mes n'ont  pas  d'arrière-boutique,  elles  ne 
gardent  rien  à  part  pour  elles  comme 
nous  autres,  qui,  dans  toutes  nos  généro- 
sités de  sentiment,  réservons  néanmoins 
toujours  in  petto  un  petit  magot  pour 
notre  usage  exclusif. 

Tu  peindras  le  vin,  l'amour,  les  femmes, 
la  gloire,  à  condition,  mon  bonhomme, 
que  tu  ne  seras  ni  ivrogne,  ni  amant,  ni 
mari,  ni  tourlourou.  Mêlé  à  la  vie,  on  la 
voit  mal,  on  en  souffre  ou  on  en  jouit 
trop.  L'artiste,  selon  moi,  est  une  mons- 
truosité, quelque  chose  hors  nature,  tous 
les  malheurs  dont  la  Providence  l'accable 
lui  viennent  de  l'entêtement  qu'il  a  à  nier 
cet  axiome  —  il  en  souffre  et  en  fait  souf- 


16 


PENSEES 


frir.  Qu'on  interroge  là-dessus  les  fem- 
mes qui  ont  aimé  des  poètes  et  les  hommes 
qui  ont  aimé  des  actrices. 

L'homme  de  l'avenir  aura  peut-être  des 
joies  immenses.  Il  voyagera  dans  les  étoi- 
les, avec  des  pilules  d'air  dans  sa  poche. 
Nous  sommes  venus,  nous  autres,  ou 
trop  tôt  ou  trop  tard.  Nous  aurons  fait 
ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  et  de  moins 
glorieux  :  la  transition. 

Pour  établir  quelque  chose  de  durable, 
il  faut  une  base  fixe;  l'avenir  nous  tour- 
mente et  le  passé  nous  retient.  Voilà  pour- 
quoi le  présent  nous  échappe. 

La  bêtise  est  quelque  chose  d'inébran- 
lable, rien  ne  l'attaque  sans  se  briser 
contre  elle;  elle  est  de  la  nature  du  gra- 
nit, dure  et  résistante. 

Celui  qui,  voyageant,  conserve  de  soi 
la  même  estime  qu'il  avait  dans  son  cabi- 
net en  se  regardant  tous  les  jours  dans  sa 
glace,  est  un  bien  grand  homme  ou  un 

17 


GUSTAVE  FLAUBERT 


bien  robuste  imbécile.  Je  ne  sais  pourquoi, 
mais  je  deviens  très  humble. 

Quel  lourd  aviron  qu'une  plume  et  com- 
bien l'idée,  quand  il  la  faut  creuser  avec, 
est  un  dur  courant! 

D'un  homme  à  un  autre  homme,  d'une 
femme  à  une  autre  femme,  d'un  cœur 
à  un  autre  cœur,  quels  abîmes!  La  dis- 
tance d'un  continent  à  l'autre  n'est  rien 
à  côté. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  inutile  que  ces  ami- 
tiés héroïques  qui  demandent  des  circon- 
stances pour  se  prouver. 

Le  difficile,  c'est  de  trouver  quelqu'un 
qui  ne  vous  agace  pas  les  nerfs  dans  toutes 
les  occurrences  de  la  vie. 

Je  crois,  comme  le  paria  de  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  que  le  bonheur  se  trouve 
avec  une  bonne  femme.  Le  tout  est  [de 
la  rencontrer,  et  d'être  soi-même  un  bon 
homme,  condition  double  et  effrayante. 


18 


PENSEES 


Il  n'y  a  rien  de  plus  vil  sur  la  terre  qu'un 
mauvais  artiste,  qu'un  gredin  qui  côtoie 
toute  sa  vie  le  beau  sans  y  jamais  débar- 
quer et  y  planter  son  drapeau. 

Faire  de  l'art  pour  gagner  de  l'argent, 
flatter  le  public,  débiter  des  bouffonneries 
joviales  ou  lugubres  en  vue  du  bruit  ou 
des  monacos,  c'est  là  la  plus  ignoble  des 
professions,  par  la  même  raison  que  l'ar- 
tiste me  semble  le  maître  homme  des 
hommes. 

J'aimerais  mieux  avoir  peint  la  chapelle 
Sixtine  que  gagné  bien  des  batailles,  même 
celle  de  Marengo.  Ça  durera  plus  long- 
temps et  c'était  peut-être  plus  difficile. 

Le  dernier  franciscain  qui  court  le 
monde  pieds  nus,  qui  a  l'esprit  borné  et 
qui  ne  comprend  pas  les  prières  qu'il 
récite  est  aussi  respectable  peut-être  qu'un 
Cardinal,  s'il  prie  avec  conviction,  s'il 
accomplit  son  œuvre  avec  ardeur. 

Les  serments,  les  larmes,  les  désespoirs, 
tout  cela  coule  comme  une  poignée  de 


<z§^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^^ 

sable  dans  la  main.  Attendez,  serrez  un 
peu,  il  n'y  aura  tout  à  l'heure  plus  rien  du 
tout. 

Il  est  beau  d'être  un  grand  écrivain,  de 
tenir  les  hommes  dans  la  poêle  à  frire  de 
sa  phrase  et  de  les  y  faire  sauter  comme 
des  marrons.  Il  doit  y  avoir  de  délirants 
orgueils  à  sentir  qu'on  pèse  sur  l'huma- 
nité de  tout  le  poids  de  son  idée,  mais  il 
faut  pour  cela  avoir  quelque  chose  à  dire. 

L'art,  au  bout  du  compte,  n'est  peut-être 
pas  plus  sérieux  qu'un  jeu  de  quilles;  tout 
n'est  peut-être  qu'une  immense  blague, 
j'en  ai  peur,  et  quand  nous  serons  de  l'au- 
tre côté  de  la  page,  nous  serons  peut-être 
fort  étonnés  d'apprendre  que  le  mot  du 
rébus  était  si  simple. 

La  bibliothèque  d'un  écrivain  doit  se 
composer  de  cinq  à  six  livres,  sources 
qu'il  faut  relire  tous  les  jours.  Quant 
aux  autres,  il  est  bon  de  les  connaître  et 
puis  c'est  tout.  Mais  c'est  qu'il  y  a  tant 
de  manières  différentes  de  lire,  et  cela  de- 
mande tant  d'esprit  que  de  bien  lire  ! 


\ 


<^§^      PENSÉES      ~&s> 

L'esprit  sert  à  peu  de  choses  dans  les 
arts,  à  empêcher  l'enthousiasme  et  à  nier 
le  génie,  voilà  tout. 

Il  est  bien  plus  facile  de  discuter  que 
de  comprendre,  et  de  bavarder  d'art,  idée 
du  beau,  idéal,  etc.,  que  de  faire  le  moindre 
sonnet  ou  la  plus  petite  phrase. 

L'idéal  de  l'État,  selon  les  socialistes, 
n'est-il  pas  une  espèce  de  vaste  monstre 
absorbant  en  lui  toute  action  indivi- 
duelle, toute  personnalité,  toute  pensée  et 
qui  dirigera  tout,  fera  tout?  Une  tyrannie 
sacerdotale  est  au  fond  de  ces  cœurs 
étroits  et  il  faut  tout  régler,  tout  refaire, 
reconstruire  sur  d'autres  bases,  etc. 

De  tous  les  gens  de  lettres  décorés,  il 
n'y  en  a  qu'un  seul  de  commandeur,  c'est 
M.  Scribe!  Quelle  immenseironie  que  tout 
cela!  et  comme  les  honneurs  foisonnent 
quand  l'honneur  manque! 

Quand  on  a  son  modèle  net,  devant  les 
yeux,  on  écrit  toujours  bien,  et  où  donc 


<&^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^$> 

le  vrai  est-il  plus  clairement  visible  que 
dans  ces  belles  expositions  de  la  misère 
humaine?  Elles  ont  quelque  chose  dej  si 
cru  que  cela  donne  à  l'esprit  des  appétits 
de  cannibales.  Il  se  précipite  dessus  pour 
les  dévorer  et  se  les  assimiler. 

Il  est  bon  et  il  peut  même  être  beau  de 
rire  de  la  vie,  pourvu  qu'on  vive;  il  faut 
se  placer  au-dessus  de  tout  et  placer  son 
esprit  au-dessus  de  soi-même,  j'entends 
la  liberté  de  l'idée,  dont  je  déclare  impie 
toute  limite. 

Le  vrai  n'est  jamais  dans  le  présent  ; 
s'y  l'on  s'y  attache,  on  y  périt.  A  l'heure 
qu'il  est  je  crois  même  qu'un  penseur  (et 
qu'est-ce  que  l'artiste  si  ce  n'est  un  triple 
penseur?)  ne  doit  avoir  ni  religion,  ni  pa- 
trie, ni  même  aucune  conviction  sociale. 
Le  doute  absolu  maintenant  me  paraît 
être  si  nettement  démontré  que  vouloir 
le  formuler  serait  presque  une  niaiserie. 

L'esprit  autrefois  était  un  soleil  soli- 
taire, tout  autour  de  lui  il  y  avait  le  ciel 


PENSÉES 


vide;  son  disque  maintenant,  comme  par 
un  soir  M'hiver,  semble  avoir  pâli  et  il 
illumine  toute  la  brume  humaine  de  sa 
clarté  confuse. 

Les  chefs-d'œuvre  sont  bête  ,  ils  ont  la 
mine  tranquille  comme  les  productions 
mêmes  de  la  nature,  comme  les  grands 
animaux  et  les  montagnes;  j'aime  l'or- 
dure, oui,  et  quand  elle  est  lyrique  comme 
dans  Rabelais  qui  n'est  point  du  tout  un 
homme  à  gaudriole,  mais  la  gaudriole  est 
française.  Pour  plaire  au  goût  français  il 
faut  cacher  presque  la  poésie,  comme  on 
fait  pour  les  pilules,  dans  une  poudre 
incolore  et  la  lui  faire  avaler  sans  qu'il 
s'en  doute. 

Ce  qui  distingue  les  grands  génies, 
c'est  la  généralisation  et  la  création  ;  ils 
résument  en  un  type  des  personnalités 
éparses  et  apportent  à  la  conscience  du 
genre  humain  des  personnages  nouveaux  ; 
est-ce  qu'on  ne  croit  pas  à  l'existence  de 
Don  Quichotte  comme  à  celle  de  César? 
Shakespeare  est  quelque  chose  de  formi- 

23 


<^~      GUSTAVE  FLAUBERT      *-^s> 

dable  sous  ce  rapport  ;  ce  n'était  pas  un 
homme, mais  un  continent;  il  y  avait  des 
grands  hommes  en  lui,  des  foules  entières, 
des  paysages  ;  ils  n'ont  pas  besoin  de 
faire  du  style,  ceux-là,  ils  sont  forts  en 
dépit  de  toutes  les  fautes  et  à  cause 
d'elles;  mais  nous,  les  petits,  nous  ne 
valons  que  par  l'exécution  achevée. 

Les  très  grands  hommes  écrivent  sou- 
vent fort  mal  et  tant  mieux  pour  eux. 
Ce  n'est  pas  là  qu'il  faut  chercher  l'art 
de  la  forme,  mais  chez  les  seconds  (Horace, 
La  Bruyère),  il  faut  savoir  les  maîtres 
par  cœur,  les  idolâtrer,  tâcher  de  penser 
comme  eux,  et  puis  s'en  séparer  pour  tou- 
jours. Comme  instruction  technique,  on 
trouve  plus  de  profit  à  tirer  des  génies 
savants  et  habiles. 

Moins  on  sent  une  chose,  plus  on  est 
apte  à  l'exprimer  comme  elle  est  (comme 
elle  est  toujours  en  elle-même  dans  sa 
généralité  et  dégagée  de  tous  ses  contin- 
gents éphémères)  mais  il  faut  avoir  la 
faculté  de  se  la  faire  sentir.  Cette  faculté 


24 


^S>~      PENSÉES      *-*©*£> 

n'est  autre  que  le  génie  :  voir,  avoir  le 
modèle  devant  soi,  qui  pose.  C'est  pour- 
quoi je  déteste  la  poésie  parlée,  la  poésie 
en  phrases.  Pour  les  choses  qui  n'ont 
pas  de  mots  le  regard  suffit;  les  exhalai- 
sons d'âme,  le  lyrisme,  les  descriptions, 
je  veux  de  tout  cela  en  style  ;  ailleurs  c'est 
une  prostitution  de  l'art  et  du  sentiment 
même. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  faible  que  démettre 
en  art  des  sentiments  personnels,  l'artiste 
doit  s'arranger  de  façon  à  faire  croire  à 
la  postérité  qu'il  n'a  pas  vécu  ;  moins  je 
m'en  fais  une  idée  et  plus  il  me  semble 
grand  ;  je  ne  peux  rien  me  figurer  sur  la 
personne  d'Homère,  de  Rabelais,  et  quand 
je  pense  à  Michel-Ange,  je  vois  de  dos 
seulement  un  vieillard  de  stature  colos- 
sale sculptant  la  nuit  aux  flambeaux. 

Les  œuvres  les  plus  belles  sont  celles 
où  il  y  a  le  moins  de  matière  ;  plus  l'ex- 
pression se  rapproche  de  la  pensée,  plus 
le  mot  colle  dessus  et  disparaît,  plus  c'est 
beau.  Je  crois  que  l'avenir    de  l'art   est 


GUSTAVE  FLAUBERT 


dans  ces  voies;  je  le  vois  à  mesure  qu'il 
grandit  s'éthérisanttant  qu'il  peut,  depuis 
les  pylônes  égyptiens  jusqu'aux  lancettes 
gothiques,  et  depuis  les  poèmes  de  vingt 
mille  vers  des  Indiens  jusqu'aux  jets  de 
Byron,  la  forme  en  devenant  habile 
s'atténue  ;  elle  quitte  toute  liturgie,  toute 
règle,  toute  mesure  ;  elle  abandonne  l'épi- 
que pour  le  roman,  levers  pour  la  prose; 
elle  ne  se  connaît  plus  d'orthodoxie  et  est 
libre  comme  chaque  volonté  qui  la  pro- 
duit. Cet  affranchissement  de  la  matéria- 
lité se  retrouve  en  tout,  et  les  gouverne- 
ments l'ont  suivi  depuis  les  despotismes 
orientaux  jusqu'aux  socialismes  futurs. 
C'est  pour  cela  qu'il  n'y  a  ni  beaux  ni 
vilains  sujets  et  qu'on  pourrait  presque 
établir  comme  axiome,  en  se  posant  au 
point  de  vue  de  l'art  pur,  qu'il  n'y  en  a 
aucun,  le  style  étant  à  lui  tout  seul  une 
manière  absolue  de  voir  les  choses. 

La  femme  est  un  produit  de  l'homme. 
Dieu  a  créé  la  femelle,  et  l'homme  a  fait 
la  femme  ;  elle  est  le  résultat  de  la  civi- 
lisation, une  œuvre  factice.  Dans  les  pays 

V  .  26 


PENSEES 


où  toute  culture  intellectuelle  est  nulle, 
elle  n'existe  pas,  car  c'est  une  œuvre 
d'art,  au  sens  humanitaire  ;  est-ce  pour 
cela  que  toutes  les  grandes  idées  géné- 
rales se  sont  symbolisées  au  féminin? 

Les  femmes  se  défient  trop  des  hommes 
en  général,  et  pas  assez  en  particulier, 
elles  nous  jugent  tous  comme  des  mon- 
stres, mais  au  milieu  des  monstres  il  y  a 
un  ange;  nous  ne  sommes  ni  monstres 
ni  anges. 

Quel  artiste  on  serait  si  l'on  n'avait 
jamais  lu  que  du  beau,  vu  que  du  beau, 
aimé  que  du  beau.  Si  quelque  ange  gar- 
dien de  la  pureté  de  notre  plume  avait 
écarté  de  nous,  dès  l'abord,  toutes  les 
mauvaises  connaissances,  qu'on  n'ait  ja- 
mais fréquenté  d'imbéciles  ni  lu  de  jour- 
naux. Les  Grecs  avaient  de  tout  cela,  ils 
étaient  comme  plastiqués  dans  des  condi- 
tions que  rien  ne  redonnera,  mais  vouloir 
se  chausser  de  leurs  bottes  est  démence. 
Ce  ne  sont  pas  des  chlamydes  qu'il  faut 
au  nord,  mais  des  pelisses  de  fourrures. 


^^_      GUSTAVE  FLAUBERT 

La  forme  antique  est  insuffisante  à  nos 
besoins,  et  notre  vie  n'est  pas  faite  pour 
chanter  ces  airs  simples.  Soyons  aussi 
artistes  qu'eux  si  nous  le  pouvons,  mais 
autrement  qu'eux.  La  conscience  du  genre 
humain  s'est  changée  depuis  Homère.  Le 
ventre  de  Sancho  Pança  fait  craquer  la 
ceinture  de  Vénus.  Au  lieu  de  nous 
acharner  à  reproduire  de  vieux  chics,  il 
faut  s'évertuer  à  en  inventer  de  nouveaux. 

Les  chevaux  et  les  styles  de  race  ont  du 
sang  plein  les  veines,  et  on  le  voit  battre 
sous  la  peau  et  courir  depuis  l'oreille  jus- 
qu'aux sabots.  La  vie!  la  vie!  c'est  pour 
cela  quej'aime  tant  le  lyrisme. Il  me  semble 
la  forme  la  plus  naturelle  de  la  poésie,  elle 
est  là  toute  nue  et  en  liberté. . .  Aussi  comme 
les  grands  maîtres  sont  excessifs!  Ils  vont 
jusqu'à  la  dernière  limite  de  l'idée;  les 
bonshommes  de  Michel-Ange  ont  des  câ- 
bles plutôt  que  des  muscles,  dans  les  bac- 
chanales de  Rubens  on  pisse  par  terre, 
voir  tout  Shakespeare,  etc.,  etc.,  et  le 
dernier  des  gens  de  la  famille,  le  vieux 
père  Hugo,  quelle  belle  chose  que  Nolre- 


28 


<^-      PENSÉES      ~^2> 

Dame!  J'en  ai  relu  dernièrement  trois 
chapitres,  celui  des  truands  entre  autres, 
c'est  cela  qui  est  fort. 

Amants  du  beau,  nous  sommes  tous 
des  bannis  et  quelle  joie  quand  on  ren- 
contre un  compatriote  sur  cette  terre 
d'exil. 

Les  matérialistes  et  les  spiritualistes 
empêchent  également  de  connaître  la  ma- 
tière et  l'esprit,  parce  qu'ils  scindent  l'un 
de  l'autre. 

Le  cœur  dans  ses  affections  comme 
l'humanité  dans  ses  idées  s'étend  sans 
cesse  en  cercles  plus  élargis. 

On  traite  les  femmes  comme  nous  trai- 
tons le  public,  avec  beaucoup  de  défé- 
rence extérieure  et  un  souverain  mépris 
en  dedans.  L'amour  humilié  se  fait  orgueil 
libertin. 

Je  crois  que  le  succès  auprès  des  femmes 
est  généralement  une  marque  de  médio- 


GUSTAVE  FLAUBERT 


crité  et  c'est  celui-là  pourtant  que  nous 
envions  tous  et  qui  couronne  les  autres  ; 
mais  on  n'en  veut  pas  convenir,  et  comme 
on  considère  comme  très  au-dessous  de 
soi  les  objets  de  leur  préférence,  on  arrive 
à  cette  conviction  qu'elles  sont  stupides, 
ce  qui  n'est  pas  ;  nous  jugeons  à  notre 
point  de  vue,  elles  au  leur;  la  beauté  n'est 
pas  pour  la  femme  ce  qu'elle  est  pour 
l'homme;  on  ne  s'entendra  jamais  là- 
dessus,  ni  sur  l'esprit  ni  sur  le  sentiment. 

C'est  dans  la  seconde  période  de  la  vie 
d'artiste  que  les  voyages  sont  bons,  mais 
dans  la  première  il  est  mieux  de  jeter  de- 
hors tout  ce  qu'on  a  de  vraiment  intime, 
d'original,  d'individuel. 

La  prose  est  née  d'hier,  voilà  ce  qu'il 
faut  se  dire.  Le  vers  est  la  forme  par  excel- 
lence des  littératures  anciennes.  Toutes 
les  combinaisons  prosodiques  ont  été  fai- 
tes, mais  celles  de  la  prose,  tant  s'en  faut! 

Le  temps  est  passé  du  beau.  L'humanité, 
quitte  à  y  revenir,  n'en  a  que  faire  pour 

30 


<^~      PENSÉES      ~^z> 

le  quart  d'heure.  Plus  il  ira,  plus  l'art  sera 
scientifique,  de  même  que  la  science  de- 
viendra artistique;  tous  deux  se  rejoin- 
dront au  sommet  après  s'être  séparés  à  la 
base.  Aucune  pensée  humaine  ne  peut 
prévoir  maintenant  à  quels  brillants  so- 
leils psychiques  écloront  les  œuvres  de 
l'avenir. 

On  n'écrit  pas  avec  son  cœur,  mais  avec 
sa  tête,  encore  une  fois,  et  si  bien  doué 
que  l'on  soit,  il  faut  toujours  cette  vieille 
concentration  qui  donne  vigueur  à  la 
pensée  et  relief  au  mot. 

L'art  est  une  représentation,  nous  ne 
devons  penser  qu'à  représenter;  il  faut 
que  l'esprit  de  l'artiste  soit  comme  la  mer, 
assez  vaste  pour  qu'on  n'en  voie  pas  les 
bords,  assez  pur  pour  que  les  étoiles  du 
ciel  s'y  mirent  jusqu'au  fond. 

Où  est  la  limite  de  l'inspiration  à  la 
folie,  de  la  stupidité  à  l'extase?  ne  faut-il 
pas  pour  être  artiste  voir  tout  d'une  façon 
différente   de  celle  des  autres   hommes? 


^â>-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

L'art  n'est  pas  un  jeu  d'esprit,  c'est  une 
atmosphère  spéciale;  mais  qui  dit  qu'à 
force  de  descendre  toujours  plus  avant 
dans  les  gouffres  pour  respirer  un  air  plus 
chaud,  on  ne  finit  pas  par  rencontrer  des 
miasmes  funèbres? 

Le  génie,  c'est  Dieu  qui  le  donne,  mais 
le  talent  nous  regarde;  avec  un  esprit 
droit,  l'amour  de  la  chose  et  une  patience 
soutenue  on  arrive  à  en  avoir.  La  cor- 
rection (je  l'entends  dans  le  plus  haut  sens 
du  mot)  fait  à  la  pensée  ce  que  l'eau  du 
Styx  faisait  au  corps  d'Achille  :  elle  la 
rend  invulnérable  et  indestructible. 

La  forme  est  la  chair  même  de  la  pen-  v 
sée,  comme  la  pensée  est  l'âme  de  la  vie; 
plus  les  muscles  de  votre  poitrine  seront 
llarges,  plus  vous  respirerez  à  l'aise. 

Vouloir  donnera  la  prose  le  rythme  du 
vers  (en  la  laissant  prose  et  très  prose)  et 
écrire  la  vie  ordinaire  comme  on  écrit 
l'histoire  ou  l'épopée  (sans  dénaturer  le 
sujet)  est  peut-être  une  absurdité,  voilà  ce 

32 


^^      PENSÉES      ~4&s> 

que  je  me  demande  quelquefois;  mais  c'est 
peut-être  aussi  une  grande  tentative  et  très 
originale! 

L'auteur  dans  son  œuvre  doit  être 
comme  Dieu  dans  l'univers,  présent  par- 
tout, et  visible  nulle  part;  l'art  étant  une' 
seconde  nature,  le  créateur  de  cette  nature- 
là  doit  agir  par  des  procédés  analogues; 
que  l'on  sente  dans  tous  les  atomes,  à  tous 
les  aspects,  une  impassibilité  cachée,  inr 
finie;  l'effet  pour  le  spectateur  doit  être 
une  espèce  d'ébahissement.  Comment  tout 
cela  s'est-il  fait?  doit-on  dire,  et  qu'on  se 
sente  écrasé  sans  savoir  pourquoi;  l'art 
grec  était  dans  ce  principe-là,  et  pour  y 
arriver  plus  vite,  il  choisissait  ses  person- 
nages dans  des  conditions  sociales  excep- 
tionnelles, rois,  dieux,  demi-dieux;  on 
ne  vous  intéressait  pas  avec  vous-mêmes, 
le  divin  était  le  but. 

Il  faut   une  volonté  surhumaine  pour 
écrire,  et  je  ne  suis  qu'un  homme. 

La  célébrité  la  plus  complète  ne  vous 
assouvit  point,  et  l'on  meurt  presque  tou- 

33 


<2^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

jours  dans  l'incertitude  de  son  propre 
nom,  à  moins  d'être  un  sot.  Donc  l'illus- 
tration ne  vous  classe  pas  plus  à  vos  pro- 
pres yeux  que  l'obscurité. 

Quand  on  se  compare  à  ce  qui  vous 
entoure,  on  s'admire,  mais  quand  on  lève 
les  yeux  plus  haut,  vers  l'absolu,  vers  les 
maîtres,  vers  le  rêve,  comme  on  se  mé- 
prise ! 

La  poésie  est  une  plante  libre;  elle  croît 
partout  sans  avoir  été  semée.  Le  poète 
n'est  pas  autre  chose  que  le  botaniste  pa- 
tient qui  gravit  les  montagnes  pour  aller 
la  cueillir. 

Je  suis  un  barbare,  j'en  ai  l'apathie 
musculaire,  les  langueurs  nerveuses,  les 
yeux  verts  et  la  haute  taille;  mais  j'en 
ai  aussi  l'élan,  l'entêtement,  l'irascibilité. 
Normands,  tous  tant  que  nous  sommes, 
nous  avons  quelque  peu  de  cidre  dans  les 
veines,  c'est  une  boisson  aigre  et  fermen- 
tée  et  qui  quelquefois  fait  sauter  la  bonde. 


PENSEES 


Chaque  chose  est  un  infini;  le  plus  petit 
caillou  arrête  la  pensée  tout  comme  l'idée 
de  Dieu.  Entre  deux  cœurs  qui  battent  l'un 
sur  l'autre  il  y  a  des  abîmes,  le  néant  est 
entre  eux,  toute  la  vie  et  le  reste.  L'âme 
a  beau  faire,  elle  ne  brise  pas  sa  solitude, 
elle  marche  avec  elle,  on  se  sent  fourmi 
dans  un  désert,  et  perdu...  perdu... 

Je  crois  cet  axiome  vrai,  à  savoir  que 
l'on  aime  le  mensonge,  mensonge  pen- 
dant la  journée  et  songe  pendant  la  nuit. 
Voilà  l'homme. 

Quand  on  est  jeune,  on  associe  la  réa- 
lisation future  de  ses  rêves  aux  existen- 
ces qui  vous  entourent.  A  mesure  que 
ces  existences  disparaissent,  les  rêves  s'en 
vont. 

Je  suis  loin  d'être  l'homme  de  la  nature 
qui  se  lève  avec  le  soleil,  s'endort  comme 
les  poules,  boit  l'eau  des  torrents,  etc. 
Il  me  faut  une  vie  factice  et  des  milieux 
en  tout  extraordinaires.  Ce  n'est  point 
un  vice  d'esprit,  mais  toute  une  consti- 

35 


^^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

tution  de  l'homme;  reste  à  savoir,  après 
tout,  si  ce  qu'on  appelle  le  factice  n'est 
pas  une  autre  nature. 


, 


La  mélancolie  elle-même  n'est  qu'un 
souvenir  qui  s'ignore. 

Je  crois  à  la  race  plus  qu'à  l'éducation, 
on  emporte,  quoi  qu'en  ait  dit  Danton, 
la  patrie  à  la  semelle  de  ses  talons  et  l'on 
porte  au  cœur,  sans  le  savoir,  la  poussière 
de  ses  ancêtres  morts. 

Ne  nous  lamentons  sur  rien;  se  plain- 
dre de  tout  ce  qui  nous  afflige  ou  nous 
irrite,  c'est  se  plaindre  de  la  constitution 
même  de  l'existence.  Nous  sommes  faits 
pour  la  peindre,  nous  autres,  et  rien  de 
plus.  Soyons  religieux;  moi,  tout  ce  qui 
m'arrive  de  fâcheux,  en  grand  ou  en  petit, 
fait  que  je  me  resserre  de  plus  en  plus 
à  mon  éternel  souci.  Je  m'y  cramponne 
à  deux  mains  et  je  ferme  les  deux  yeux; 
à  force  d'appeler  la  Grâce,  elle  vient. 
Dieu  a  pitié  des  simples  et  le  soleil  brille 
toujours  pour  les  cœurs  vigoureux   qui 


^1^~      PENSÉES      ~^> 

se  placent  au-dessus  des  montagnes.  Je 
tourne  à  une  espèce  de  mysticisme  esthé- 
tique (si  les  deux  mots  peuvent  aller  en- 
semble) et  je  voudrais  qu'il  fût  plus  fort. 

Voilà  ce  que  tous  les  socialistes  du 
monde  n'ont  pas  voulu  voir  avec  leur 
éternelle  prédication  matérialiste,  ils  ont 
nié  la  douleur,  ils  ont  blasphémé  les 
trois  quarts  de  la  poésie  moderne;  le  sang 
du  Christ  qui  se  remue  en  nous,  rien  ne 
l'extirpera,  rien  ne  le  tarira,  il  ne  s'agit 
pas  de  le  dessécher,  mais  de  lui  faire  des 
ruisseaux.  Si  le  sentiment  de  l'insuffi- 
sance humaine,  du  néant  delà  vie,  venait 
à  périr  (ce  qui  serait  la  conséquence  de 
leur  hypothèse)  nous  serions  plus  bêtes 
que  les  oiseaux  qui  au  moins  perchent  sur 
les  arbres. 

A  mesure  que  l'humanité  se  perfec- 
tionne, l'homme  se  dégrade;  quand  tout 
ne  sera  plus  qu'une  combinaison  écono- 
mique d'intérêts  bien  contre-balancés,  à 
quoi  servira  la  vertu?  Quand  la  nature 
sera  tellement  esclave  qu'elle  aura  perdu 

37 


<&^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

ses  formes  originales,  où  sera  la  plasti- 
que? 

L'incapacité  des  grandes  pensées  aux 
affaires  n'est  qu'un  excès  de  capacité.  Dans 
les  grands  vases  une  goutte  d'eau  n'est 
rien  et  elle  emplit  les  petites  bouteilles, 
mais  la  durée  est  là  qui  nous  console;  que 
reste-t-il  de  tous  les  actifs,  Alexandre, 
Louis  XIV,  etc.,  et  Napoléon  même,  si 
voisin  de  nous?  La  pensée  est  comme 
l'âme,  éternelle,  et  l'action  comme  le 
corps,  mortelle. 

Le  génie  comme  un  fort  cheval  traîne 
à  son  cul  l'humanité  sur  les  routes  de 
l'idée;  elle  a  beau  tirer  les  rênes  et  par  sa 
bêtise  lui  faire  saigner  les  dents  en  hoc- 
quesonnant  tant  qu'elle  peut  le  mors  dans 
sa  bouche,  l'autre  qui  a  les  jarrets  robustes 
continue  toujours  au  grand  galop  par  les 
précipices  et  les  vertiges. 

Il  ne  faut  penser  qu'aux  triomphes  que 
l'on  se  décerne,  être  soi-même  son  public, 
son  critique.  Le  seul  moyen  de  vivre  en 

38 


<z^~      PENSÉES      ~^> 

paix,  c'est  de  se  placer  tout  d'un  bond 
au-dessus  de  l'humanité  entière  et  de 
n'avoir  avec  elle  rien  de  commun  qu'un 
rapport  d'art. 

La  fraternité  est  une  des  plus  belles  in- 
ventions de  l'hypocrisie  sociale.  On  crie 
contre  les  jésuites.  O  candeur!  nous  en 
sommes  tous. 

J'aime  les  gens  tranchants  et  énergu- 
mènes,  on  ne  fait  rien  de  grand  sans  le 
fanatisme.  Le  fanatisme  est  la  religion, 
et  les  philosophes  du  xvine  siècle,  en 
criant  après  l'un,  renversaient  l'autre.  Le 
fanatisme  est  la  foi,  la  foi  même,  la  foi 
ardente,  celle  qui  fait  des  œuvres  et  agit. 
La  religion  est  une  conception  variable, 
une  affaire  d'invention  humaine,  une  idée 
enfin;  l'autre  un  sentiment. 

Il  faut,  pour  bien  faire  une  chose,  que 
cette  chose-là  rentre  dans  votre  constitu- 
tion; un  botaniste  ne  doit  avoir  ni  les 
mains,  ni  les  yeux,  ni  la  tête  faits  comme 
un  astronome,  et  ne  voir  les  astres  que 
par  rapport  aux  herbes. 


^^-*      GUSTAVE  FLAUBERT      ~<é^ 

Une  âme  se  mesure  à  la  dimension  de 
son  désir,  comme  l'on  juge  d'avance  des 
cathédrales  à  la  hauteur  de  leurs  clochers, 
et  c'est  pour  cela  que  je  hais  la  poésie 
bourgeoise,  l'art  domestique,  quoique  j'en 
fasse;  mais  c'est  bien  la  dernière  fois;  au 
fond  cela  me  dégoûte. 

La  femme  entretenue  a  envahi  la  dé- 
bauche comme  le  journaliste  la  poésie, 
nous  nous  noyons  dans  les  demi-teintes. 
La  courtisane  n'existe  pas  plus  que  le 
saint;  il  y  a  des  soupeuses  et  des  lorettes, 
ce  qui  même  est  encore  plus  fétide  que  la 
grisette. 

Plus  une  œuvre  est  bonne,  plus  elle 
attire  la  critique;  c'est  comme  les  puces 
qui  se  précipitent  sur  le  linge  blanc. 

Il  fut  un  temps  où  le  patriotisme  s'éten- 
dait à  la  cité,  puis  le  sentiment  peu  à 
peu  s'est  élargi  avec  le  territoire.  Main- 
tenant l'idée  de  Patrie  est,  Dieu  merci, 
à  peu  près  morte  et  on  en  est  au  socia- 
lisme,   à   l'humanitarisme    (si    l'on   peut 

40 


^^^      PENSÉES      ~^s> 

s'exprimer  ainsi).  Je  crois  que  plus  tard 
on  reconnaîtra  que  l'amour  de  l'humanité 
est  quelque  chose  d'aussi  piètre  que 
l'amour  de  Dieu,  on  aimera  le  juste  en 
soi,  le  beau  pour  le  beau;  le  comble  de 
la  civilisation  sera  de  n'avoir  besoin  d'au- 
cun bon  sentiment.  Ce  qui  s'appelle  les 
sacrifices  seront  inutiles,  mais  il  faudra 
pourtant  toujours  un  peu  de  gendarmes! 

Le  seul  enseignement  à  tirer  du  régime 
actuel  (basé  sur  le  joli  mot  vox  populi, 
vox  Dei)  est  que  l'idée  du  peuple  est  aussi 
usée  que  celle  du  roi;  que  l'on  mette  donc 
ensemble  la  blouse  du  travailleur  avec  la 
pourpre  du  monarque  et  qu'on  les  jette 
de  compagnie  toutes  deux  aux  latrines 
pour  y  cacher  conjointement  leur  taches 
de  sang  et  de  boue;  elles  en  sont  raides. 

~  Ce  qui  me  semble  à  moi  le  plus  haut 
dans  l'art  (et  le  plus  difficile)  ce  n'est  ni 
de  faire  rire,  ni  de  faire  pleurer,  ni  de 
vous  mettre  en  rut  ou  en  fureur,  mais 
d'agir  à  la  façon  de  la  nature,  c'est-à-dire 
défaire  rêver.  Aussi  les  très  belles  œuvres 

\  ' 

.41  « 


<2?^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

ont  ce  caractère,  elles  sont  sereines  d'as- 
pect et  incompréhensibles  quant  au  pro- 
cédé, elles  sont  immobiles  comme  des 
falaises,  houleuses  comme  l'océan,  pleines 
de  frondaisons,  de  verdures  et  de  mur- 
mures comme  les  bois,  tristes  comme  le 
désert,  bleues  comme  le  ciel  —  Homère, 
Rabelais,  Michel-Ange,  Shakespeare,  Goe- 
the m'apparaissent  impitoyables,  cela  est 
sans  fond,  infini,  multiple.  Par  de  petites 
ouvertures  on  aperçoit  des  précipices, 
il  y  a  du  noir  en  bas,  du  vertige,  et  ce- 
pendant quelque  chose  de  singulièrement 
doux  plane  sur  l'ensemble!  C'est  l'idéal 
de  la  lumière,  le  sourire  du  soleil,  et  c'est 
calme!  C'est  calme!  et  c'est  fort. 

Chacun  de  nous  a  dans  le  cœur  un 
calendrier  particulier  d'après  lequel  il 
mesure  le  temps;  il  y  a  des  minutes  qui 
sont  des  années,  des  jours  qui  marquent 
comme  des  siècles. 

Nos  joies  comme  nos  douleurs  doivent 
s'absorber  dans  notre  œuvre;  on  ne  re- 
connaît pas  dans  les  nuages  les  gouttes 


<&^~      PENSÉES      ~^^> 

d'eau  de  la  rosée  que  le  soleil  y  a  fait 
monter!  Evaporez-vous,  pluie  terrestre, 
larmes  des  jours  anciens,  et  formez  dans 
les  cieux  de  gigantesques  voûtes  toutes 
pénétrées  de  soleil. 

On  doit  être  âme  le  plus  possible  et  c'est 
par  ce  détachement  que  l'immense  sym- 
pathie des  choses  et  des  êtres  nous  arri- 
vera plus  abondante.  La  France  a  été 
constituée  du  jour  que  les  provinces  sont 
mortes,  et  le  sentiment  humanitaire  com- 
mence à  naître  sur  les  ruines  des  patries. 
Il  arrivera  un  temps  où  quelque  chose 
de  plus  large  et  de  plus  haut  le  rempla- 
cera, et  l'homme  aimera  le  néant  même, 
tant  il  se  sentira  participant. 

N'importe,  bien  ou  mal,  c'est  une  déli- 
cieuse chose  que  d'écrire,  que  de  ne  plus 
être  soi,  mais  de  circuler  dans  toute  la 
création  dont  on  parle. 

Aujourd'hui,  par  exemple,  homme  et 
femme  tout  ensemble,  amant  et  maîtresse 
à  la  fois,  je  me  suis  promené  à  cheval  dans 
une  forêt  par  une  après-midi  d'automne 

43 


<2^~      GUSTAVE  FLAUBERT 

sous  des  feuilles  jaunes,  et  j'étais  les  che- 
vaux, les  feuilles,  le  vent,  les  paroles 
qu'on  se  disait  et  le  soleil  rouge  qui  fai- 
sait s'entre-fermer  leurs  paupières  noyées 
d'amour.  Est-ce  orgueil  ou  pitié,  est-ce  le 
débordement  niais  d'une  satisfaction  de 
soi-même  exagérée?  ou  bien  un  vague  et 
noble  sentiment  de  religion?  Mais  quand 
je  rumine  après  les  avoir  senties  ces  jour- 
nées-là, je  serais  tenté  de  faire  une  prière 
de  remerciement  au  bon  Dieu  si  je  savais 
qu'il  pût  m'entendre.  Qu'il  soit  donc  béni 
pour  ne  pas  m'avoir  fait  naître  marchand 
de  coton,  vaudevilliste,  homme  d'es- 
prit, etc.  Chantons  Apollon  comme  aux 
premiers  jours,  aspirons  à  pleins  poumons 
le  grand  air  froid  du  Parnasse,  frappons 
sur  nos  guitares  et  nos  cymbales,  et  tour- 
nons comme  des  derviches  dans  l'éternel 
brouhaha  des  formes  et  des  idées. 

En  fait  d'injures,  de  sottises,  de  bêtises, 
etc.,  je  trouve  qu'il  ne  faut  se  fâcher  que 
lorsqu'on  vous  le  dit  en  face.  Faites- 
moi  des  grimaces  dans  le  dos  tant  que 
vous  voudrez,  mon  cul  vous  contemple! 


_X 


<2?g^      PENSÉES      ~g^ 

Les  vieux  époux  finissent  par  se  res- 
sembler. Tous  les  gens  de  la  même  pro- 
fession n'ont-ils  pas  le  même  air? 

«  Qu'est-ce  que  ton  devoir?  —  L'exi- 
gence de  chaque  jour.  »  Cette  pensée  est 
de  Gœthe,  faisons  notre  devoir  qui  est  de 
tâcher  d'écrire  bien,  et  quelle  société  de 
saints  serait  celle  où  seulement  chacun 
ferait  son  devoir. 

L'œuvre  de  la  critique  moderne  est  de 
remettre  l'art  sur  son  piédestal.  On  ne 
vulgarise  pas  le  beau,  on  le  dégrade, 
voilà  tout.  Qu'a-t-on  fait  de  l'antiquité  en 
voulant  la  rendre  accessible  aux  enfants? 
Quelque  chose  de  profondément  stupide! 
Mais  il  est  si  commode  pour  tous  de  se 
servir  d'expurgata,  de  traductions,  d'at- 
ténuations, il  est  si  doux  pour  les  nains 
de  contempler  les  géants  raccourcis!  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  dans  l'art  échappera 
toujours  aux  natures  médiocres,  c'est-à- 
dire  aux  trois  quarts  et  demi  du  genre 
humain.  Pourquoi  dénaturer  la  vérité  au 
profit  de  la  bassesse? 


<^^-.      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

Le  vrai  poète  pour  moi  est  un  prêtre. 
Dès  qu'il  passe  la  soutane  il  doit  quitter 
sa  famille. 

Personne  n'est  original  au  sens  strict 
du  mot,  le  talent  comme  la  vie  se  trans- 
met par  infusion  et  il  faut  vivre  dans  un 
milieu  noble,  prendre  l'esprit  de  société 
des  maîtres;  il  n'y  a  pas  de  mal  à  étudier 
à  fond  un  génie  complètement  différent 
de  celui  qu'on  a,  parce  qu'on  ne  peut  le 
copier. 

//  ne  faut  jamais  craindre  d'être  exa- 
géré, tous  les  très  grands  l'ont  été,  Michel- 
Ange,  Rabelais,  Shakespeare,  Molière;  il 
s'agit  de  faire  prendre  un  lavement  à  un 
homme  (dans  Pourceaugnac)  ;  on  n'ap- 
porte pas  une  seringue,  non,  on  emplit 
le  théâtre  de  seringues  et  d'apothicaires, 
cela  est  tout  bonnement  le  génie  dans  son 
vrai  centre,  qui  est  l'énorme.  Mais  pour 
que  l'exagération  ne  paraisse  pas,  il  faut 
qu'elle  soit  partout  continue,  proportion- 
née, harmonique  à  elle-même  ;  si  vos  bons- 
hommes ont  cent  pieds  il  faut  que  les  mon- 

46 


PENSEES 


tagnes  en  aient  vingt  mille  et  qu'est-ce 
donc  que  l'idéal  si  ce  n'est  ce  grossis- 
sement-là? 

L'artiste  doit  tout  élever,  il  est  comme 
une  pompe,  il  a  en  lui  un  grand  tuyau 
qui  descend  aux  entrailles  des  choses,  dans 
les  couches  profondes,  il  aspire  et  fait 
jaillir  au  soleil  en  gerbes  géantes  ce  qui 
était  plat  sous  terre  et  ce  qu'on  ne  voyait 
pas. 

On  ne  se  lasse  point  de  ce  qui  est  bien 
écrit,  le  style  c'est  la  vie!  c'est  le  sang 
même  de  la  pensée! 

L'idéal  n'est  fécond  que  lorsqu'on  y  fait 
tout  rentrer.  C'est  un  travail  d'amour  et 
non  d'exclusion.  Voilà  deux  siècles  que 
la  France  marche  suffisamment  dans  cette 
voie  de  négation  ascendante;  on  a  de  plus 
en  plus  diminué  des  livres  la  nature,  la 
franchise,  le  caprice,  la  personnalité,  et 
même  l'érudition  comme  étant  grossière, 
immorale,  bizarre,  pédantesque,  et  dans 
les    mœurs  on   a    pourchassé,   honni    et 


<^^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

presque  anéanti  la  gaillardise  et  l'aménité, 
les  grandes  manières,  et  les  genres  de  vie 
libres,  lesquels  sont  les  féconds.  On  s'est 
guindé  vers  la  décence  !  Pour  cacher  des 
écrouelles  on  a  haussé  sa  cravate.  L'idéal 
jacobin  et  l'idéal  Marmontellien  peuvent 
se  donner  la  main.  Notre  délicieuse  épo- 
que est  encore  encombrée  par  cette  dou- 
ble poussière.  Robespierre  et  M.  de  la 
Harpe  nous  régentent  du  fond  de  leur 
tombe.  Mais  je  crois  qu'il  y  a  quelque 
chose  au-dessus  de  tout  cela,  à  savoir  : 
l'acceptation  ironique  de  l'existence  et  sa 
refonte  plastique  et  complète  par  l'art. 
Quanta  nous,  vivre  ne  nous  regarde  pas , 
ce  qu'il  faut  chercher,  c'est  ne  pas  souffrir. 

Le  lieu  commun  n'est  manié  que  par 
les  imbéciles  ou  par  les  très  grands;  les 
natures  médiocres  l'évitent,  elles  recher- 
chent l'ingénieux,  l'accidenté. 

Nous  sommes  tous  enfoncés  au  même 
niveau,  dans  une  médiocrité  commune. 
L'égalité  sociale  a  passé  dans  l'esprit,  on 
fait   des  livres   pour  tout   le  monde,   de 

48 


PENSEES 


l'art  pour  tout  le  monde,  de  la  science 
pour  tout  le  monde,  comme  on  construit 
des  chemins  de  fer  et  des  chauffoirs  pu- 
blics. L'humanité  a  la  rage  de  l'abaisse- 
ment moral,  et  je  lui  en  veux  de  ce  que 
je  fais  partie  d'elle. 

La  générosité  à  l'encontre  des  gredins 
est  presque  une  indélicatesse  à  l'encontre 
du  bien. 

Certaines  natures  ne  souffrent  pas.  Les 
gens  sans  nerfs  sont-ils  heureux?  Mais  de 
combien  de  choses  ne  sont-ils  pas  privés? 
A  mesure  qu'on  s'élève  dans  l'échelle  des 
êtres,  la  faculté  nerveuse  augmente,  c'est- 
à-dire  la  faculté  de  souffrir;  souffrir  et 
penser  seraient-ils  donc  même  chose?  Le 
génie  après  tout  n'est  peut-être  qu'un  raf- 
finement de  la  douleur,  c'est-à-dire  une 
méditation  de  l'objectif  à  travers  notre 
âme? 

Il  y  a  dans  la  Poétique  de  Ronsard  un 
curieux  précepte  :  il  recommande  au  poète 
de  s'instruire  dans    les   arts  et  métiers, 


^â>~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~4l^> 

forgerons,  orfèvres,  serruriers,  etc.,  pour 
y  puiser  les  métaphores;  c'est  là  ce  qui 
vous  fait,  en  effet,  une  langue  riche;  il 
faut  que  les  phrases  s'agitent  dans  un  livre 
comme  les  feuilles  dans  une  forêt,  toutes 
dissemblables  en  leur  ressemblance. 

Je  crois  que  si  l'on  regardait  toujours 
les  cieux,  on  finirait  par  avoir  des  ailes. 

L'idéal  est  comme  le  soleil,  il  pompe  à 
lui  toutes  les  crasses  de  la  terre. 

Ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir  des  ailes, 
il  faut  qu'elles  nous  portent. 

Il  a  été  donné  à  l'antiquité  de  produire 
des  êtres  qui  ont  du  fait  de  leur  seule  vie 
dépassé  tout  rêve  possible;  ceux  qui  les 
veulent  reproduire  ne  les  connaissent 
pas,  voilà  ce  que  ça  prouve.  Quand  on 
est  jeune  on  se  laisse  tenter  volontiers 
par  ces  resplendissantes  figures  dont  l'au- 
réole arrive  jusqu'à  nous,  on  tend  les  bras 
pour  les  rejoindre,  on  court  vers  elles... 
et    elles    reculent,    elles    reculent;    elles 


50 


<s^-      PENSÉES      ~«ë^ 

montent  dans  leurs  nuages,  elles  gran- 
dissent, elles  s'illuminent  et  comme  le 
Christ  aux  apôtres,  nous  crient  de  ne  pas 
chercher  à  les  atteindre. 

La  médiocrité  chérit  la  règle,  moi  je 
la  hais;  je  me  sens  contre  elle  et  contre 
toute  restriction,  corporation,  caste,  hié- 
rarchie, niveau,  troupeau,  une  exécration 
qui  m'emplit  l'âme,  et  c'est  par  ce  côté-là 
peut-être  que  je  comprends  le  martyre. 

N'est-il  pas  de  la  vie  d'artiste,  ou 
plutôt  d'une  œuvre  d'art  à  accomplir, 
comme  d'une  grande  montagne  à  escala- 
der? Dur  voyage  et  qui  demande  une 
volonté  acharnée!  D'abord  on  aperçoit 
d'en  bas  une  haute  cime;  dans  les  cieux, 
elle  est  étincelante  de  pureté;  elle  est 
effrayante  de  hauteur!  et  elle  vous  solli- 
cite cependant  à  cause  de  cela  même.  On 
part,  mais  à  chaque  plateau  de  la  route 
le  sommet  grandit,  l'horizon  se  recule,  on 
va  par  les  précipices,  les  vertiges  et  les 
découragements,  il  fait  froid!  et  l'éternel 
ouragan  des  hautes  régions  vous  enlève 


<^^      GUSTAVE  FLAUBERT      *-^^> 

en  passant  jusqu'au  dernier  lambeau  de 
votre  vêtement;  la  terre  est  perdue  pour 
toujours,  et  le  but  sans  doute  ne  s'attein- 
dra pas.  C'est  l'heure  où  l'on  compte  ses 
fatigues,  où  l'on  regarde  avec  épouvante 
les  gerçures  de  sa  peau.  L'on  n'a  rien 
qu'une  indomptable  envie  de  monter 
plus  haut,  d'en  finir,  de  mourir.  Quel- 
quefois, pourtant,  un  coup  des  vents  du 
ciel  arrive  et  dévoile  à  votre  éblouisse- 
ment  des  perfections  innombrables,  infi- 
nies, merveilleuses  !  A  vingt  mille  pieds 
sous  soi,  on  aperçoit  les  hommes,  une 
brise  olympienne  emplit  nos  poumons 
géants  et  l'on  se  considère  comme  un 
colosse  ayant  le  monde  entier  pour  pié- 
destal. Puis  le  brouillard  retombe  et 
l'on  continue  à  tâtons  !  s'écorchant  les 
ongles  aux  rochers  et  pleurant  de  la  soli- 
tude !  N'importe  !  mourons  dans  la  neige, 
dans  la  blanche  douleur  de  notre  désir, 
au  murmure  des  torrents  de  l'Esprit,  et  la 
figure  tournée  vers  le  soleil! 

Au-dessus  de  la  vie,  au-dessus  du  bon- 
heur, il  y  a  quelque  chose  de  bleu,  d'in- 

52 


PENSEES 


candescent  au  grand  ciel  immuable  et 
subtil  dont  les  rayonnements  qui  nous 
arrivent  suffisent  à  animer  des  mondes. 
La  splendeur  du  génie  n'est  que  le  reflet 
pâle  du  verbe  caché;  mais  si  ces  manifes- 
tations nous  sont  à  nous  autres  impos- 
sibles à  cause  de  la  faiblesse  de  nos 
natures,  l'amour,  l'amour,  l'aspiration 
nous  y  renvoie,  elle  nous  pousse  vers  lui, 
nous  y  confond,  nous  y  mêle.  On  peut 
y  vivre;  des  peuples  entiers  n'en  sont  pas 
sortis,  et  il  y  a  des  siècles  qui  ont  ainsi 
passé  dans  l'humanité  comme  des  co- 
mètes dans  l'espace  tout  échevelées  et 
sublimes. 

Les  grandes  passions,  je  ne  dis  pas  les 
turbulentes,  mais  les  hautes,  les  larges 
sont  celles  à  qui  rien  ne  peut  nuire, 
et  dans  lesquelles  plusieurs  autres  peu- 
vent se  mouvoir.  Aucun  accident  ne 
peut  déranger  une  harmonie  qui  com- 
prend en  soi  tous  les  cas  particuliers; 
sans  un  tel  amour,  d'autres  amours 
même  auraient  pu  venir  :  il  eût  été  tout 
le  cœur! 


<e^->      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^£> 

Je  crois  que  le  plus  grand  caractère  du 
génie  est  avant  tout  la  force.  Donc,  ce 
que  je  déteste  le  plus  dans  les  arts,  ce  qui 
me  crispe,  c'est  Yingénieux,  l'esprit. 

Tout  ce  qu'on  invente  est  vrai;  la  poésie 
est  une  chose  aussi  précise  que  la  géomé- 
trie; l'induction  vaut  la  déduction;  et 
puis,  arrivé  à  un  certain  endroit,  on  ne  se 
trompe  plus  quant  à  tout  ce  qui  est  de 
l'âme;  ma  pauvre  Bovary,  sans  doute, 
souffre  et  pleure  dans  vingt  villages  de 
France  à  la  fois,  à  cette  heure  même. 

Il  n'y  a  pas  besoin  de  gravir  les  mon- 
tagnes ou  de  descendre  au  fleuve  pour 
puiser  de  l'eau  ;  dans  un  espace  grand 
comme  la  main,  enfoncez  la  sonde  et 
frappez  dessus,  il  jaillira  des  fontaines. 
Le  puits  artésien  est  un  symbole,  et  les 
Chinois,  qui  l'ont  connu  de  tout  temps, 
sont  un  grand  peuple. 

Oui,  je  soutiens  (et  ceci,  pour  moi,  doit 
être  un  dogme  pratique  dans  la  vie  d'ar- 
tiste) qu'il  faut  faire  dans  son  existence 


<^i^.      PENSÉES      ~^> 

deux  parts  :  vivre  en  bourgeois  et  penser 
en  demi-dieu.  Les  satisfactions  du  corps 
et  de  la  tête  n'ont  rien  de  commun  ;  s'ils 
se  rencontrent  mêlés,  prenez-les  et  gar- 
dez-les; mais  ne  les  cherchez  pas  réunis, 
car  ce  serait  factice,  et  cette  idée  de  bon- 
heur, du  reste,  est  la  cause  presque  exclu- 
sive de  toutes  les  infortunes  humaines. 

On  s'étonne  des  mystiques,  mais  le 
secret  est  là  :  leur  amour,  à  la  manière 
des  torrents,  n'avait  qu'un  seul  lit,  étroit, 
profond,  en  pente,  et  c'est  pour  cela  qu'il 
emportait  tout. 

Si  vous  voulez  à  la  fois  chercher  le 
Bonheur  et  le  Beau,  vous  n'atteindrez  ni 
à  l'un  ni  à  l'autre,  car  le  second  n'arrive 
que  par  le  sacrifice;  l'art,  comme  le  Dieu 
des  Juifs,  se  repaît  d'holocaustes. 

Au  reste,  toutes  les  difficultés  que  l'on 
éprouve  en  écrivant  viennent  du  manque 
d'ordre.  C'est  une  conviction  que  j'ai 
maintenant.  Si  vous  vous  acharnez  à  une 
tournure  ou  à  une  expression  qui  n'arrive 


GUSTAVE  FLAUBERT 


pas,  c'est  que  vous  n'avez  pas  Vidée. 
L'image  ou  le  sentiment  bien  net  dans  la 
tête  amène  le  mot  sur  le  papier,  l'un  coule 
de  l'autre. 

La  personnalité  sentimentale  sera  ce 
qui  plus  tard  fera  passer  pour  puérile 
et  un  peu  niaise  une  bonne  partie  de 
la  littérature  contemporaine.  Que  de  sen- 
timent, que  de  sentiment!  que  de  ten- 
dresses, que  de  larmes  !  il  n'y  aura  jamais 
eu  de  si  braves  gens.  Il  faut  avoir  avant 
tout  du  sang  dans  les  phrases  et  non  de 
la  lymphe;  et  quand  je  dis  du  sang  c'est 
du  cœur;  il  faut  que  cela  batte,  que  cela 
palpite,  que  cela  émeuve;  il  faut  faire 
s'aimer  les  arbres  et  tressaillir  les  gra- 
nits; on  peut  mettre  un  immense  amour 
dans  l'histoire  d'un  brin  d'herbe  :  la  fable 
des  deux  pigeons  m'a  toujours  plus  ému 
que  tout  Lamartine,  et  ce  n'est  pas  le 
sujet;  mais  si  La  Fontaine  avait  dépensé 
d'abord  sa  faculté  aimante  dans  l'exposi- 
tion de  ses  sentiments  personnels,  lui  en 
serait-il  resté  suffisamment  pour  peindre 
l'amitié  des  deux  oiseaux?  Prenons  garde 

56 


^^~      PENSÉES      ~^s> 

de  dépenser  en  petite  monnaie  nos  pièces 
d'or. 

Il  n'y  a  que  les  lieux  communs  et  les 
pays  connus  qui  soient  d'une  intarissable 
beauté. 

A  Paris,  le  char  d'Apollon,  est  un  fia- 
cre; la  célébrité  s'y  obtient  à  force  de 
courses. 

C'est  donc  quelque  chose  de  bien  atro- 
cement délicieux  que  d'écrire,  pour  qu'on 
reste  à  s'acharner  ainsi,  en  des  tortures 
pareilles,  et  qu'on  n'en  veuille  pas  d'autres. 
Il  y  a  là-dessous  un  mystère  qui  m'échappe  ! 
la  vocation  est  peut-être  comme  l'amour 
du  pays  natal  (que  j'ai  peu,  du  reste),  un 
certain  lien  fatal  des  hommes  aux  choses. 
Le  Sibérien  dans  ses  neiges  et  le  Hottentot 
dans  sa  hutte  vivent  contents,  sans  rêver 
soleil  ni  palais.  Quelque  chose  de  plus 
fort  qu'eux  les  attache  à  leur  misère,  et 
nous  nous  débattons  dans  les  formes. 
Poètes,  sculpteurs,  peintres  et  musiciens, 
nous    respirons  l'existence  à   travers    la 


<^>-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

phrase,  le  contour,  la  couleur  ou  l'har- 
monie, et  nous  trouvons  tout  cela  le  plus 
beau  du  monde! 

Rappelons-nous  toujours  que  l'imper- 
sonnalité  est  le  signe  de  la  force;  absor- 
bons l'objectif  et  qu'il  circule  en  nous, 
qu'il  se  reproduise  au  dehors  sans  qu'on 
puisse  rien  comprendre  à  cette  chimie 
merveilleuse.  Notre  cœur  ne  doit  être  bon 
qu'à  sentir  celui  des  autres.  Soyons  des 
miroirs  grossissants  de  la  vérité  externe. 

Toute  correction  doit  être  faite  avec 
sens;  il  faut  bien  ruminer  son  objectif 
avant  de  songer  à  la  forme,  car  elle  n'ar- 
rive bonne  que  si  l'illusion  du  sujet  nous 
obsède. 

Nous  vivons  dans  un  monde  où  l'on 
s'habille  de  vêtements  tout  confectionnés. 
Donc,  tant  pis  pour  vous  si  vous  êtes  trop 
grand. 

Un  livre,  cela  vous  crée  une  famille 
éternelle  dans  l'humanité.  Tous  ceux  qui 


58 


^^-.      PENSÉES      ~é£^ 

vivront  de  vos  pensées,  ce  sont  comme 
des  enfants  attablés  à  votre  foyer.  Aussi 
quelle  reconnaissance  j'ai,  moi,  pour  ces 
pauvres  vieux  braves  dont  on  se  bourre 
à  si  large  gueule,  qu'il  semble  qu'on 
a  connus,  et  auxquels  on  rêve  comme 
à  des  amis  morts. 

Quand  on  ne  peut  pas  entraîner  la 
société  derrière  soi,  on  se  met  à  sa  re- 
morque comme  les  chevaux  du  roulier 
lorsqu'il  s'agit  de  descendre  une  côte; 
alors  la  machine  en  mouvement  vous 
emporte,  c'est  un  moyen  d'avancer.  On 
est  servi  par  les  passions  du  jour  et  par 
la  sympathie  des  envieux.  C'est  là  le  secret 
des  grands  succès  et  des  petits  aussi. 

L'art  ne  réclame  ni  complaisance  ni 
politesse,  rien  que  la  foi,  la  foi  toujours 
et  la  liberté. 

Chaque  rêve  finit  par  trouver  sa  forme; 
il  y  a  des  ondes  pour  toutes  les  soifs,  de 
l'amour  pour  tous  les  cœurs.  Et  puis,  rien 
ne  fait  mieux  passer  la  vie  que  la  préoc- 


GUSTAVE  FLAUBERT 


cupation  incessante  d'une  idée,  qu'un 
idéal,  comme  disent  les  grisettes...  Folie 
pour  folie,  prenons  les  plus  nobles. 
Puisque  nous  ne  pouvons  décrocher  le 
soleil,  il  faut  boucher  toutes  nos  fenêtres  et 
allumer  des  lustres  dans  notre  chambre. 

Qui  vous  dit  que  votre  jugement  humain 
soit  infaillible?  que  votre  sentiment  ne 
vous  abuse  pas?  Comment  pouvons-nous, 
avec  nos  sens  bornés  et  notre  intelligence 
finie,  arriver  à  la  connaissance  absolue 
du  vrai  et  du  bien?  Saisirons-nous  jamais 
l'absolu?  Il  faut,  si  l'on  veut  vivre,  renon- 
cer à  avoir  une  idée  nette  de  quoi  que  ce 
soit.  L'humanité  est  ainsi,  il  ne  s'agit  pas 
de  la  changer,  mais  de  la  connaître.  Pen- 
sez moins  à  vous,  abandonnez  l'espoir 
d'une  solution,  elle  est  au  sein  du  Père, 
lui  seul  la  possède  et  ne  la  communique 
pas,  mais  il  y  a  dans  l'ardeur  de  l'étude 
des  joies  idéales  faites  pour  les  nobles 
âmes. 

Un  livre  peut  être  plein  d'énormités  et 
de  bévues  et  n'en  être  pas  moins  fort  beau. 

60 


PENSEES 


Une  pareille  doctrine,  si  elle  était  admise, 
serait  déplorable,  je  le  sais,  en  France 
surtout,  où  l'on  a  le  pédantisme  et  l'igno- 
rance, mais  je  vois  dans  la  tendance 
contraire  (qui  est  la  mienne,  hélas!)  un 
grand  danger;  —  l'étude  de  l'habit  nous 
fait  oublier  l'âme.  — Je  donnerais  la  demi- 
rame  de  notes  que  j'ai  écrites  depuis  cinq 
mois,  et  les  98  volumes  que  j'ai  lus,  pour 
être,  pendant  trois  secondes  seulement, 
réellement  émotionné  par  la  passion  de 
mes  héros.  Prenons  garde  de  tomber  dans 
le  brimborion,  on  reviendrait  ainsi  tout 
doucement  à  la  Cafetière  de  l'abbé  Delille. 
Il  y  a  toute  une  école  de  peinture  mainte- 
nant qui,  à  force  d'aimer  Pompéi,  en  est 
arrivée  à  faire  plus  rococo  que  Girodet.  Je 
crois  donc  qu'il  ne  faut  rien  aimer,  c'est- 
à-dire  qu'il  faut  planer  impartialement 
au-dessus  de  tous  les  objectifs. 

La  vie,  la  mort,  la  joie  et  les  larmes, 
tout  cela  se  vaut,  en  définitive.  Du  haut 
de  la  planète  de  Saturne,  notre  univers 
est  une  petite  étincelle;  il  faut  tâcher,  je 
le  sais  bien,  d'être  par  l'esprit  aussi  haut 


<sp^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~<é^ 

placé  que  les  étoiles.  Mais  cela  n'est  pas 
facile  continuellement.  Avez-vous  remar- 
qué comme  nous  aimons  nos  douleurs?... 
Mais  nous  ne  valons  peut-être  quelque 
chose  que  par  nos  souffrances,  car  elles 
sont  toutes  des  aspirations.  Il  y  a  tant  de 
gens  dont  la  joie  est  si  immonde  et  l'idéal 
si  borné,  que  nous  devons  bénir  notre 
malheur,  s'il  nous  fait  plus  dignes. 

Le  malheur  de  la  vie  se  passe  à  dire  :  «  il 
est  trop  tôt  »,  —  puis  :  «  il  est  trop  tard  ». 

C'est  parce  que  je  crois  à  l'évolution 
perpétuelle  de  l'humanité  et  à  ses  formes 
incessantes,  que  je  hais  tous  les  cadres 
où  on  veut  la  fourrer  de  vive  force,  toutes 
les  formalités  dont  on  la  définit,  tous  les 
plans  que  l'on  rêve  pour  elle.  La  démo- 
cratie n'est  pas  plus  son  dernier  mot 
que  l'esclavage  ne  l'a  été,  que  la  féodalité 
ne  l'a  été,  que  la  monarchie  ne  l'a  été. 
L'horizon  perçu  par  les  yeux  humains 
n'est  jamais  le  rivage,  parce  qu'au  delà 
de  cet  horizon  il  y  en  a  un  autre,  et  tou- 
jours !    Ainsi   chercher   la  meilleure  des 


62 


^â>-      PENSÉES      ~4É^ 

religions  ou  le  meilleur  des  gouverne- 
ments, me  semble  une  folie  niaise.  Le 
meilleur,  pour  moi,  c'est  celui  qui  agonise, 
parce  qu'il  va  faire  place  à  un  autre. 

Les  gens  légers,  bornés,  les  esprits  pré- 
somptueux et  enthousiastes  veulent  en 
toute  chose  une  conclusion;  ils  cherchent 
le  but  de  la  vie,  et  la  dimension  de  l'infini  ; 
ils  prennent  dans  leur  pauvre  petite  main 
une  poignée  de  sable  et  ils  disent  à  l'océan  : 
«Je  vais  compter  les  grains  de  tes  rivages.» 
Mais  comme  les  grains  leur  coulent  entre 
les  doigts,  et  que  le  calcul  est  long,  ils 
trépignent  et  ils  pleurent.  Savez-vous  ce 
qu'il  faut  faire  sur  la  grève?  Il  faut  s'age- 
nouiller ou  se  promener. 

Les  mots  sublimes  (que  l'on  rapporte 
dans  les  histoires)  ont  été  dits  souvent 
par  des  simples.  Ce  qui  n'est  nullement 
un  argument  contre  l'art,  au  contraire, 
car  ils  avaient  ce  qui  fait  l'art  même, 
à  savoir  la  pensée  concrétée,  un  senti- 
ment quelconque,  violent,  et  arrivé  à  son 
dernier  état  d'idéal  :  «  Si  vous  aviez  la  foi, 


63 


GUSTAVE  FLAUBERT 


vous  remueriez  des  montagnes  »  est  aussi 
le  principe  du  beau,  ce  qui  se  traduit 
plus  prosaïquement  :  «  Si  vous  saviez 
précisément  ce  que  vous  voulez  dire,  vous 
le  diriez  bien.  »  Aussi  n'est-il  pas  très  dif- 
ficile de  parler  de  soi,  mais  des  autres  î 

Notre  âme  est  une  bête  féroce;  toujours 
affamée,  il  faut  la  gorger  jusqu'à  la  gueule 
pour  qu'elle  ne  se  jette  pas  sur  nous.  Rien 
n'apaise  plus  qu'un  long  travail.  L'éru- 
dition est  chose  rafraîchissante.  Combien 
je  regrette  souvent  de  n'être  pas  un  savant, 
et  comme  j'envie  ces  calmes  existences 
passées  à  étudier  des  pattes  de  mouches, 
des  étoiles  ou  des  fleurs  î 

Quand  une  fois  on  a  baisé  un  cadavre 
au  front,  il  vous  en  reste  toujours  sur  les 
lèvres  quelque  chose,  une  amertume  infi- 
nie, un  arrière-goût  de  néant  que  rien 
n'efface. 

Comme  nous  souffrons  par  nos  affec- 
tions! Il  n'est  pas  d'amour  qui  ne  soit 
parfois  aussi  lourd  à  porter  qu'une  haine! 


PENSEES 


Le  seul  moyen  de  supporter  l'existence, 
c'est  de  s'étourdir  dans  la  littérature 
comme  dans  une  orgie  perpétuelle.  Le  vin 
de  l'art  cause  une  longue  ivresse,  et  il  est 
inépuisable.  C'est  de  penser  à  soi  qui  rend 
malheureux. 


Le  style  est  autant  sous  les  mots   que 
dans  les  mots.  C'est  autant  l'âme  que  1 
chair  d'une  œuvre. 


Et  d'ailleurs  je  ne  sais  (et  personne  ne 
sait)  ce  que  veulent  dire  ces  deux  mots  : 
âme  et  corps,  où  l'une  finit,  où  l'autre 
commence;  nous  sentons  des  forces,  et 
puis  c'est  tout.  Le  matérialisme  et  le  spi- 
ritualisme pèsent  encore  trop  sur  la  con- 
science de  l'homme  pour  que  l'on  étudie 
impartialement  tous  ces  phénomènes. 
L'anatomie  du  cœur  humain  n'est  pas 
encore  faite.  Comment  voulez-vous  qu'on 
le  guérisse?  Ce  sera  l'unique  gloire  du 
xixesiècle  que  d'avoir  commencé  ces  études. 
Le  sens  historique  est  tout  nouveau  dans 
ce  monde.  On  va  se  mettre  à  étudier  les 
idées  comme  des  faits  et  à  disséquer  les 


<sâ>~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

croyances  comme  des  organismes.  Il 
y  a  toute  une  école  qui  travaille  dans 
l'ombre  et  qui  fera  quelque  chose,  j'en 
suis  sûr. 

Gomme  nous  nous  attachons  aux  choses  ! 
C'est  surtout  quand  on  voyage  que  l'on 
sent  profondément  la  mélancolie  de  la 
nalure,  qui  n'est  que  celle  de  notre  âme 
projetée  sur  les  objets.  Il  m'est  arrivé 
d'avoir  des  larmes  aux  yeux  en  quittant 
tel  paysage.  Pourquoi? 

L'envie  du  succès,  le  besoin  de  réussir 
quand  même,  à  cause  du  profil,  a  telle- 
ment démoralisé  la  littérature,  qu'on 
devient  stupide  de  timidité.  L'idée  d'une 
chute  ou  d'un  blâme  les  fait  tous  foirer 
de  peur  dans  leurs  culottes  :  «  Cela  vous 
est  bien  commode  à  dire,  vous,  parce  que 
vous  avez  des  rentes  »,  réponse  commode 
et  qui  relègue  la  moralité  parmi  les 
choses  de  luxe. 

Tout  ce  qui  touche  une  plume  doit  avoir 
trop  de  reconnaissance  à  Hugo  pour  se 


<&^~      PENSÉES 


permettre  une  critique;  mais  je  trouve, 
intérieurement,  que  les  dieux  vieillissent. 

Un  bon  sujet  de  roman  est  celui  qui 
vient  tout  d'une  pièce,  d'un  seul  jet. 
C'est  une  idée  mère  d'où  toutes  les  autres 
découlent.  On  n'est  pas  du  tout  libre 
d'écrire  telle  ou  telle  chose.  On  ne  choisit 
pas  son  sujet.  Voilà  ce  que  le  public  et 
les  critiques  ne  comprennent  pas.  Le 
secret  des  chefs-d'œuvre  est  là,  dans  la 
concordance  du  sujet  et  du  tempérament 
de  l'auteur. 

Expliquer  le  mal  par  le  péché  originel, 
c'est  ne  rien  expliquer  du  tout.  La  re- 
cherche de  la  cause  est  antiphilosophique, 
antiscientifique  et  les  religions  en  cela 
me  déplaisent  encore  plus  que  les  philo- 
sophies,  puisqu'elles  affirment  la  con- 
naître. Que  ce  soit  un  besoin  du  cœur, 
d'accord.  C'est  ce  besoin-là  qui  est  res- 
pectable, et  non  des  dogmes  éphémères. 

La  rage  de  vouloir  conclure  est  une 
des  manies  les  plus  funestes  et  les  plus 


67 


<^^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

stériles  qui  appartiennent  à  l'humanité. 
Chaque  religion  et  chaque  philosophie  a 
prétendu  avoir  Dieu  à  elle,  toiser  l'infini 
et  connaître  la  recette  du  bonheur.  Quel 
orgueil  et  quel  néant  !  Je  vois,  au  contraire, 
que  les  plus  grands  génies  et  les  plus 
grandes  œuvres  n'ont  jamais  conclu. 
Homère,  Shakespeare,  Gœthe,  tous  les 
fils  aînés  de  Dieu  (comme  dit  Michelet) 
se  sont  bien  gardés  de  faire  autre  chose 
que  représenter.  Nous  voulons  escalader 
le  ciel;  eh  bien,  élargissons  d'abord  notre 
esprit  et  notre  cœur.  Hommes  d'aspira- 
tions célestes  nous  sommes  tous  enfoncés 
dans  les  fanges  de  la  terre  jusqu'au  cou. 
La  barbarie  du  moyen  âge  nous  étreint 
encorepar  mille  préjugés,  mille  coutumes. 

Je  viens  d'avaler  Lamennais,  Saint- 
Simon,  Fourieretje  reprends  Proudhon 
d'un  bout  à  l'autre.  Si  on  veut  ne  rien  con- 
naître de  tous  ces  gens-là,  c'est  de  lire  les 
critiques  et  les  résumés  faits  sur  eux;  car 
on  les  a  toujours  réfutés  ou  exaltés,  mais 
jamais  exposés.  Il  y  a  une  chose  saillante 
et  qui  les  lie  tous  :  c'est  la  haine  de  la  li- 


PENSEES 


berté,  la  haine  de  la  Révolution  française 
et  de  la  philosophie.  Ce  sont  tous  des 
bonshommes  du  moyen  âge,  esprits  en- 
foncés dans  le  passé.  Et  quels  cuistres! 
quels  pions!  Des  séminaristes  en  goguette 
ou  des  caissiers  en  délire.  S'ils  n'ont  pas 
réussi  en  48,  c'est  qu'ils  étaient  en  dehors 
du  grand  courant  traditionnel.  Le  socia- 
lisme est  une  face  du  passé,  comme  le 
jésuitisme  de  l'autre.  Le  grand  maître 
de  Saint-Simon  était  M.  de  Maistre  et 
l'on  n'a  pas  dit  tout  ce  que  Proudhon  et 
Louis  Blanc  ont  pris  à  Lamennais.  L'école 
de  Lyon,  qui  a  été  la  plus  active,  est  toute 
mystique  à  la  façon  des  Lollards.  Les 
bourgeois  n'ont  rien  compris  à  tout  cela. 
On  a  senti  instinctivement  ce  qui  fait  le 
fond  de  toutes  ces  utopies  sociales  :  la 
tyrannie,  l'anti-nature,  la  mort  de  l'âme. 

On  fausse  toujours  la  réalité  quand  on 
veut  l'amener  à  une  conclusion  qui  n'ap- 
partient qu'à  Dieu  seul. 

Quand  on  a  pris  un  livre,  il  faut  l'avaler 
d'un  seul  coup  :  c'est  le  seul  moyen  de 


GUSTAVE  FLAUBERT 


voir  l'ensemble  et  d'en  tirer  profit.  Accou- 
tume-toi à  poursuivre  une  idée.  Puisque 
tu  es  mon  élève,  je  ne  veux  pas  que  tu 
aies  ce  décousu  dans  les  pensées,  ce  peu 
d'esprit  de  suite,  qui  est  l'apanage  des 
personnes  de  ton  sexe. 

La  vie  doit  être  une  éducation  inces- 
sante, il  faut  tout  apprendre,  depuis  parler 
jusqu'à  mourir. 

Et,  bien  que  j'aie  de  grands  besoins 
(dont  je  ne  dis  mot),  je  me  ferais  plutôt 
pion  dans  un  collège  que  d'écrire  quatre 
lignes  pour  de  l'argent.  J'aurais  pu  être 
riche,  j?ai  tout  envoyé  faire  f...  et  je  reste 
comme  un  Bédouin  dans  mon  désert  et 
dans  ma  noblesse. 

Les  plus  forts  y  ont  péri.  L'art  est  un 
luxe  ;  il  veut  des  mains  blanches  et  calmes. 
On  fait  d'abord  une  petite  concession, 
puis  deux,  puis  vingt.  On  s'illusionne  sur 
sa  moralité  pendant  longtemps.  Puis  on 
s'en  f...  complètement  et  puis  on  devient 
imbécile,  tout  à  fait,  ou  approchant. 


PENSEES 


L'artiste  doit  être  dans  son  œuvre 
comme  Dieu  dans  la  création,  invisible 
et  tout-puissant,  qu'on  le  sente  partout, 
mais  qu'on  ne  le  voie  pas.  Et  puis  l'art 
doit  s'élever  au-dessus  des  affections  per- 
sonnelles et  des  susceptibilités  nerveuses! 
il  est  temps  de  lui  donner,  par  une  méthode 
impitoyable,  la  précision  des  sciences 
physiques! 

Les  hommes  trouveront  toujours  que 
la  chose  la  plus  sérieuse  de  leur  existence, 
c'est  jouir. 

La  femme,  pour  nous  tous,  est  l'ogive 
de  l'infini.  Cela  n'est  pas  noble,  mais  tel 
est  le  vrai  fond  du  mâle. 

Bien  des  choses  s'expliqueraient  si  nous 
pouvions  connaître  notre  généalogie  véri- 
table, car  les  éléments  qui  font  un  homme 
étant  bornés,  les  mêmes  combinaisons 
doivent  se  reproduire.  Ainsi  l'hérédité 
est  un  principe  juste  qui  a  été  mal  ap- 
pliqué. 


GUSTAVE  FLAUBERT      ~^s> 


Les  sciences  psychologiques  resteront 
où  elles  gisent,  c'est-à-dire  dans  les  ténè- 
bres et  la  folie,  tant  qu'elles  n'auront  pas 
une  nomenclature  exacte  et  qu'il  sera  per- 
mis d'employer  la  même  expression  pour 
signifier  les  idées  les  plus  diverses. 

Les  grandes  natures,  qui  sont  les  bonnes, 
sont  avant  tout  prodigues  et  n'y  regar- 
dent pas  de  si  près  à  se  dépenser.  Il  faut 
rire  et  pleurer,  aimer,  travailler,  jouir  et 
souffrir,  enfin  vibrer  autant  que  possible 
dans  toute  son  étendue.  Voilà,  je  crois,  le 
vrai  humain. 

Bien  que  je  sois  dans  le  troupeau  de 
ses  petits-fils,  cet  homme  (J.-J.  Rousseau) 
me  déplaît.  Je  crois  qu'il  a  eu  une  influence 
funeste?  C'est  le  générateur  de  la  démo- 
cratie envieuse  et  tyrannique.  Les  brumes 
de  sa  mélancolie  ont  obscurci  dans  les 
cerveaux  français  l'idée  du  droit. 

Du  jour  où  je  ne  serai  plus  indigné,  je 
tomberai  à  plat,  comme  une  poupée  à  qui 
on  retire  son  bâton. 


72 


^â^-      PENSÉES      ~^> 

Imaginez  un  homme  qui,  avec  des  ba- 
lances de  mille  coudées,  voudrait  peser 
le  sable  de  la  mer.  Quand  il  aurait  empli 
ses  deux  plateaux,  ils  déborderaient  et 
son  travail  ne  serait  pas  plus  avancé  qu'au 
commencement.  Toutes  les  philosophies 
en  sont  là.  Elles  ont  beau  dire  :  «  Il  y  a 
un  poids  cependant,  il  y  a  un  certain  chiffre 
qu'il  faut  savoir,  essayons»;  on  élargit  les 
balances,  la  corde  casse  et  toujours,  ainsi 
toujours  ! 

Le  but  !  la  cause  !  mais  nous  serions 
Dieu,  si  nous  tenions  la  cause,  et  à  mesure 
que  nous  irons,  elle  se  reculera  indéfini- 
ment, parce  que  notre  horizon  s'élargira. 
Plus  les  télescopes  seront  parfaits,  et  plus 
les  étoiles  seront  nombreuses.  Nous 
sommes  condamnés  à  rouler  dans  les 
ténèbres  et  dans  les  larmes. 

Tout  dépend  de  la  valeur  que  nous  don- 
nons aux  choses.  C'est  nous  qui  faisons 
la  moralité  et  la  vertu.  Le  cannibale  qui 
mange  son  semblable  est  aussi  innocent 
que  l'enfant  qui  suce  son  sucre  d'orge. 


10 


<s^      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^s> 

Le  roman,  selon  moi,  doit  être  scienti- 
fique, c'est-à-dire  rester  dans  les  généra- 
\  lités  probables.  / 

On  n'est  idéal  qu'à  la  condition  d'être 
réel,  et  on  n'est  vrai  qu'à  force  de  géné- 
raliser. 

Tout  le  progrès  qu'on  peut  espérer, 
c'est  de  rendre  la  brute  un  peu  moins 
méchante.  Mais  quant  à  hausser  les  idées 
de  la  masse,  à  lui  donner  une  conception 
de  Dieu  plus  large  et  partant  moins  hu- 
maine, j'en  doute,  j'en  doute. 

Je  ne  veux  avoir  ni  amour,  ni  haine, 
ni  pitié,  ni  colère.  Quant  à  la  sympathie, 
c'est  différent  :  jamais  on  n'en  a  assez. 

La  muse,  si  revêche  qu'elle  soit,  donne 
moins  de  chagrin  que  la  femme.  Je  ne 
peux  accorder  l'une  avec  l'autre.  Il  faut 
opter.  Mon  choix  est  fait  depuis  long- 
temps. 

Les  hommes  purement  intellectuels  ont 
rendu  plus  de  services  au  genre  humain 


PENSEES 


que  tous  les  saint  Vincent  de  Paul  du 
monde.  Et  la  politique  sera  une  éternelle 
niaiserie  tant  qu'elle  ne  sera  pas  une 
dépendance  de  la  science. 

On  se  paie  de  mots  dans  cette  question 
de  l'immortalité,  car  la  question  est  de 
savoir  si  le  moi  persiste.  L'affirmative 
me  paraît  une  outrecuidance  de  notre 
orgueil,  une  protestation  de  notre  fai- 
blesse contre  l'ordre  éternel.  La  mort  n'a 
peut-être  pas  plus  de  secrets  à  nous  révé- 
ler que  la  vie? 

Ce  ne  sont  pas  en  effet  les  grands  mal- 
heurs qui  sont  à  craindre  dans  la  vie, 
mais  les  petits,  j'ai  plus  peur  de  piqûres 
d'épingles  que  de  coups  de  sabre,  de 
même  on  n'a  pas  besoin  à  toute  heure  de 
dévouements  et  de  sacrifices,  mais  il  nous 
faut  toujours  de  la  part  d'autrui  des  sem- 
blants d'amitié  et  d'affection,  des  atten- 
tions et  des  manières. 

Le  paysan,  qui  est  plat  comme  une  pu- 
naise par  amour  de  son  bien,  se  transforme 
en  bête  féroce  dès  qu'il  a  perdu  sa  vache. 


^^      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^§h> 

Tout  homme  (selon  moi)  si  infime  qu'il 
soit,  a  droit  à  une  voix,  la  sienne,  mais 
n'est  pas  l'égal  de  son  voisin,  lequel  peut 
le  valoir  cent  fois.  Dans  une  entreprise  (so- 
ciété anonyme)  chaque  actionnaire  vote 
en  raison  de  son  apport  :  il  en  devrait  être 
ainsi  dans  le  gouvernement  d'une  nation. 
Je  vaux  bien  vingt  électeurs  de  Croisset; 
l'argent,  l'esprit  et  la  race  même  doivent 
être  comptés,  bref  toutes  les  forces,  or, 
jusqu'à  présent  je  n'en  vois  qu'une  :  le 
nombre. 

La  masse,  le  nombre  est  toujours  idiot. 
Je  n'ai  pas  beaucoup  de  convictions,  mais 
j'ai  celle-là  fortement.  Cependant  il  faut 
respecter  la  masse,  si  inepte  qu'elle  soit, 
parce  qu'elle  contient  des  germes  d'une 
fécondité  incalculable.  Donnez-lui  la  li- 
berté, mais  non  le  pouvoir. 

Nous  ne  souffrons  que  d'une  chose  :  la 
bêtise.  Mais  elle  est  formidable  et  univer- 
selle. Quand  on  parle  de  l'abrutissement 
de  la  plèbe,  on  dit  une  chose  injuste,  in- 
complète. Conclusion  :  il  faut  éclairer  les 
classes  éclairées.  Commencez  par  la  tête, 


PENSEES 


c'est  ce  qui  est  le  plus  malade,  le  reste 
suivra. 

Quand  tout  le  monde  pourra  lire  le 
Petit  Journal  et  le  Figaro,  on  ne  lira 
pas  autre  chose,  puisque  le  bourgeois,  le 
monsieur  riche  ne  lit  rien  de  plus.  La 
presse  est  une  école  d'abrutissement, 
parce  qu'elle  dispense  de  penser.  Le  pre- 
mier remède  serait  d'en  finir  avec  le  suf- 
frage universel,  la  honte  de  l'esprit  hu- 
main. 

Pour  que  la  France  se  relève,  il  faut 
qu'elle  passe  de  l'inspiration  à  la  Science, 
qu'elle  abandonne  toute  métaphysique, 
qu'elle  entre  dans  la  critique,  c'est-à-dire 
dans  l'examen  des  choses. 

Je  crois  que  la  foule,  le  troupeau  sera 
toujours  haïssable;  il  n'y  a  d'important 
qu'un  petit  groupe  d'esprits,  toujours  les 
mêmes,  et  qui  se  repassent  le  flambeau. 
Tant  qu'on  ne  s'inclinera  pas  devant  les 
mandarins,  tant  que  l'Académie  des 
sciences   ne    sera  pas  le  remplaçant  du 


<0J^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^z> 

pape,  la  politique  tout  entière  et  la  so- 
ciété, jusque  dans  ses  racines,  ne  sera 
qu'un  ramassis  de  blagues  écœurantes. 

Le  peuple  est  un  éternel  mineur,  et  il 
sera  toujours  (dans  la  hiérarchie  des  élé- 
ments sociaux)  au  dernier  rang,  puisqu'il 
est  le  nombre,  la  masse,  l'illimité. 

Je  hais  la  démocratie  (telle  du  moins 
qu'on  l'entend  en  France)  c'est-à-dire 
l'exaltation  de  la  grâce  au  détriment  de 
la  justice,  la  négation  du  droit,  en  un  mot 
l'anti-sociabilité. 

Les  ouvriers  de  luxe  sont  inutiles  dans 
la  société  où  la  plèbe  domine. 

Nous  périssons  par  l'indulgence,  par  la 
clémence,  par  la  vacherie  et  (j'en  reviens 
à  mon  éternel  refrain)  par  le  manque  de 
justice  ! 

La  méthode  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
haut  dans  la  critique,  puisqu'elle  donne  le 
moyen  de  créer. 


<^~      PENSÉES      ~^s> 

Je  me  suis  remis  à  travailler,  car  l'exis- 
tence n'est  tolérable  que  si  on  oublie  sa 
misérable  personne. 

Le  principal  en  ce  monde  est  de  tenir 
son  âme  dans  une  région  haute,  loin  des 
fanges  bourgeoises  et  démocratiques.  Le 
culte  de  l'art  donne  de  l'orgueil;  on  n'en 
a  jamais  trop,  telle  est  ma  morale. 

On  devrait  faire  de  l'art  exclusivement 
pour  soi  :  on  n'en  aurait  que  les  jouis- 
sances; mais,  dès  qu'on  veut  faire  sortir 
son  œuvre  du  «  silence  du  cabinet  »,  on 
souffre  trop,  surtout  quand  on  est,  comme 
moi,  un  véritable  écorché.  Le  moindre 
contact  me  déchire.  Je  suis  plus  que  ja- 
mais irascible,  intolérant,  insociable, 
exagéré,  Saint-Polycarpien. 

La  légitimité  n'est  pas  plus  viable  que 
la  Commune,  ce  sont  deux  âneries  histo- 
riques. 

La  première  qualité  pour  voir  est  de 
posséder  de  bons  yeux.  Or,  s'ils  sont 
troublés  par  les  passions,  c'est-à-dire  par 


<z^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

un  intérêt  personnel,  les  choses  vous 
échappent.  Un  bon  cœur  donne  tant  d'es- 
prit. 

Quand  on  réfléchit  un  peu  sérieuse- 
ment, on  est  tenté  de  se  casser  la  gueule. 
C'est  pourquoi  il  faut  agir.  Le  livre  qu'on 
lit  a  beau  être  bête,  il  importe  de  le  finir; 
celui  qu'on  entreprend  peut  être  idiot, 
n'importe!  écrivons-le  !  La  fin  de  Candide 
«  cultivons  notre  jardin  »  est  la  plus 
grande  leçon  de  morale  qui  existe. 

On  n'arrange    pas   sa   destinée,   on    la  ) 

subit. 

\ 

V 

Quand  on  devient  vieux,  les  habitudes 

sont  une   tyrannie Tout  ce   qui    s'en 

va,  tout  ce  que  l'on  quitte  a  le  caractère 
de  l'irrévocable,  et  on  sent  la  mort  mar- 
cher sur  vous.  Si  à  la  ruine  intérieure 
que  l'on  sent  très  bien,  des  ruines  du 
dehors  s'ajoutent,  on  est  tout  simplement 

écrasé. 

I 

Dans  l'idéal  que  j'ai  de  l'art,  je  crois 
qu'on  ne  doit  rien  montrer  de  ses  convic- 

80 


<^~      PENSÉES      ~^> 

tions  et  que  l'artiste  ne  doit  pas  plus 
apparaître  dans  son  œuvre  que  Dieu  dans 
la  nature.  L'homme  n'est  rien,  l'œuvre 
tout! 

Autant  que  possible,  il  ne  faut  jamais 
rêver  qu'à  un  objet  en  dehors  de  nous, 
autrement  on  tombe  dans  l'océan  de  tris- 
tesse. 

La  table  d'hôte,  la  cloche!  et  tout  le 
reste  !  cette  vie  de  bestiaux  qu'on  mène 
ensemble  a  quelque  chose  qui  nous  ravale. 
C'est  le  rêve  moderne,  démocratie,  éga- 
lité! 

Les  morts  sont  plus  agréables  que  les 
trois  quarts  des  vivants,  les  souvenirs 
de  cette  nature  sont  pleins  de  douceur, 
quand  on  a  passé  par  les  grandes  amer- 
tumes. 

Quand  je  découvre  une  mauvaise  asso- 
nance ou  une  répétition  dans  une  de  mes 
phrases,  je  suis  sûr  que  je  patauge  dans 
le  faux;  à  force  de  chercher,  je    trouve 

81,  il 


^1^      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^z> 

l'expression  juste  qui  était  la  seule  et  qui 
est,  en  même  temps,  l'harmonieuse.  Le 
mot  ne  manque  jamais  quand  on  possède 
l'idée. 


Si  le  lecteur  ne  tire  pas  d'un  livre  la 
moralité  qui  doit  s'y  trouver,  c'est  que  le 
lecteur  est  un  imbécile  ou  que  le  livre  est 
faux  au  point  de  vue  de  l'exactitude.  Car 
du  moment  qu'une  chose  est  vraie,  elle 
est  bonne.  Les  livres  obscènes  ne  sont 
même  immoraux  que  parce  qu'ils  man- 
quent de  vérité.  Ça  ne  se  passe  pas  comme 
ça  dans  la  vie. 

Le  succès  est  une  conséquence  et  ne 
doit  pas  être  un  but. 

S'écarter  des  journaux!  la  haine  de 
ces  boutiques-là  est  le  commencement  de 
l'amour  du  Beau.  Elles  sont  par  essence 
hostiles  à  toute  personnalité  un  peu  au- 
dessus  des  autres.  L'originalité,  sous 
quelque  forme  qu'elle  se  montre,  les  exas- 
père. 


<0^~      PENSÉES      ~^> 

Dans  la  jeunesse  on  est  vert  et  dur,  on 
s'attendrit  plus  tard,  et  enfin  l'on  arrive  à 
être  blette  comme  une  poire  d'edouin. 

Tous  les  procès  de  presse,  tous  les 
empêchements  à  la  pensée  me  stupéfient 
par  leur  profonde  inutilité;  l'expérience 
est  là  pour  prouver  que  jamais  ils  n'ont 
servi  à  rien.  N'importe!  on  ne  s'en  lasse 
pas.  La  sottise  naturelle  est  au  pouvoir. 
Je  hais  frénétiquement  ces  idiots  qui 
veulent  écraser  la  muse  sous  les  talons  de 
leurs  bottes;  d'un  revers  de  sa  plume,  elle 
leur  casse  la  gueule  et  remonte  au  ciel. 
Mais  ce  crime-là,  qui  est  la  négation  du 
Saint-Esprit,  est  le  plus  grand  des  crimes 
et  peut-être  le  seul  crime. 

Voici  un  verset  d'Isaïe  que  je  me  répète 
sans  cesse,  et  qui  m'obsède,  tant  je  le 
trouve  sublime  :  «  Qu'ils  sont  beaux  sur 
les  montagnes  les  pieds  du  messager  qui 
apporte  de  bonnes  nouvelles  ».  Creuse- 
moi  ça,  songes-y!  quel  horizon!  quelle 
bouffée  de  vent  dans  la  poitrine! 


GUSTAVE  FLAUBERT 


«  Tout  pour  les  dames  »,  ça  se  dit,  mais 
«  l'art  avant  tout  »,  ça  se  pratique. 

L'histoire  des  arts  n'est  qu'un  martyro- 
loge ;  tout  ce  qui  est  escarpé  est  plein  de 
précipices,  tant  mieux  !  moins  de  gens 
peuvent  y  atteindre. 

Voilà  la  vraie  immoralité  :  l'ignorance 
et  la  bêtise;  le  diable  n'est  pas  autre  chose. 
Il  se  nomme  Légion. 

Du  moment  que  vous  vous  élevez,  on 
(l'éternel  et  exécrable  on)  vous  rabaisse. 
C'est  pour  cela  que  l'autorité  est  haïssable 
essentiellement.  Je  demande  ce  qu'elle  a 
jamais  fait  de  bien  dans  le  monde. 

Il  ne  suffit  pas  d'avoir  de  l'esprit.  Sans 
le  caractère,  les  œuvres  d'art,  quoi  qu'on 
fasse,  seront  toujours  médiocres;  l'hon- 
nêteté est  la  première  condition  de  l'es- 
thétique. 

Ce  qui  nous  manque,  ce  sont  les  prin- 
cipes. On  a  beau  dire,  il  en  faut,  reste  à 


PENSEES 


savoir  lesquels.  Pour  un  artiste,  il  n'y  en 
a  qu'un  :  tout  sacrifier  à  l'art.  La  vie  doit 
être  considérée  par  lui  comme  un  moyen, 
rien  de  plus,  et  la  première  personne  dont 
il  doit  se  f...  c'est  de  lui-même. 

Et  puis  ceux  qu'on  croit  ne  plus  aimer, 
on  les  aime  encore.  —  Rien  ne  s'éteint 
complètement.  Après  le  feu  la  fumée,  qui 
dure  plus  longtemps  que  lui. 

Le  succès  matériel  ne  doit  être  qu'un 
résultat,  et  jamais  un  but.  Autrement,  on 
perd  la  boule,  on  n'a  même  plus  le  sens 
pratique.  Faisons  bien,  puis  advienne  que 
pourra! 

Il  ne  faut  plaindre  la  mort  que  des  heu- 
reux, c'est-à-dire  celle  de  fort  peu  de  gens. 

Le  mépris  de  la  gloriole  et  du  gain  est 
la  première  marche  pour  atteindre  au 
Beau,  la  morale  n'étant  qu'une  partie  de 
l'esthétique,  mais   sa  condition  foncière. 

Les  honneurs  déshonorent;  le  titre 
dégrade;  la  fonction  abrutit. 


<^»~      GUSTAVE  FLAUBERT      *^£> 

La  vraie  force  est  l'exagération  de  la 
souplesse.  L'artiste  doit  contenir  un  sal- 
timbanque. 

Il  n'y  a  de  bête,  en  fait  d'art,  que  : 
1°  le  gouvernement,  2°  les  directeurs  de 
théâtre,  3°  les  éditeurs,  4°  les  rédacteurs 
en  chef  des  journaux,  5°  les  critiques  auto- 
risés; enfin  tout  ce  qui  détient  le  pouvoir, 
parce  que  le  pouvoir  est  essentiellement 
stupide.  Depuis  que  la  terre  tourne,  le 
Bien  et  le  Beau  ont  été  en  dehors  de  lui. 

Quand  on  écrit  bien,  on  a  contre  soi 
deux  ennemis  :  1°  le  public,  parce  que  le 
style  le  contraint  à  penser,  l'oblige  à  un 
travail;  2°  le  gouvernement,  parce  qu'il 
sent  en  nous  une  force,  et  que  le  pouvoir 
n'aime  pas  un  autre  pouvoir.  Les  gou- 
vernements ont  beau  changer,  monarchie, 
empire  ou  république,  peu  importe  !  l'es- 
thétique ne  change  pas.  De  par  la  vertu 
de  leur  place,  les  agents,  administrateurs 
et  magistrats,  ont  le  monopole  du  goût. 

La   réalité  ne  se  plie  point   à  l'idéal, 
/    mais  le  confirme. 


PENSEES 


La  somme  de  félicité  départie  à  chacun 
de  nous  est  mince  et  quand  nous  en  avons 
dépensé  quelque  peu,  nous  sommes  tout 
moroses. 

La  bonne  et  la  mauvaise  société  doi- 
vent être  étudiées,  la  vérité  est  dans  tout, 
comprenons  chaque  chose  et  n'en  blâ- 
mons aucune,  c'est  le  moyen  de  savoir 
beaucoup  et  d'être  calme,  et  c'est  quelque 
chose  que  d'être  calme,  c'est  presque  être 
heureux. 

La  contemplation  des  belles  choses 
rend  toujours  tristes  pour  un  certain 
temps.  On  dirait  que  nous  ne  sommes 
faits  que  pour  supporter  une  certaine 
dose  de  beau,  un  peu  plus  nous  fatigue. 
Voilà  pourquoi  les  nations  médiocres 
préfèrent  la  vue  d'un  fleuve  à  celle  de 
l'Océan,  et  pourquoi  il  y  a  tant  de  gens 
qui  proclament  Béranger  le  premier  poète 
français. 

Ne  me  parlez  pas  des  temps  modernes 
en  fait  de  grandiose.  Il  n'y  a  pas  de  quoi 

87 


1 


<3&~      GUSTAVE  FLAUBERT 


satisfaire    l'imagination    d'un     feuilleto- 
niste de  dernier  ordre. 

Il  n'y  a  pour  moi  dans  le  monde  que 
les  beaux  vers,  les  phrases  bien  tournées, 
harmonieuses,  chantantes,  les  beaux  cou- 
chers de  soleil,  les  clairs  de  lune,  les  ta- 
bleaux colorés,  les  marbres  antiques  et 
les  têtes  accentuées.  Au  delà,  rien. 

L'obligation  où  l'on  est  de  vivre  sur 
un  coin  de  terre  marqué  en  rouge  ou  en 
bleu  sur  la  carte,  et  de  détester  les  autres 
coins  en  vert  ou  en  noir,  m'a  paru  tou- 
jours étroite,  bornée,  et  d'une  stupidité 
finie. 

Le  cynisme  est  une  merveilleuse  chose 
en  cela  qu'étant  la  charge  du  vice  il  en 
est  en  même  temps  le  correctif  et  l'an- 
nihilation. 

Les  femmes  ne  comprennent  pas  qu'on 
puisse  aimer  à  des  degrés  différents;  elles 
parlent  beaucoup  de  l'âme,  mais  le  corps 
leur  tient  fort  au  cœur,  car  elles  voient 


88 


<£%>*      PENSÉES      ~^> 

tout  l'amour  mis  en  jeu  dans  l'acte  du 
corps;  on  peut  adorer  une  femme  et  aller 
chaque  soir  chez  les  filles. 

Il  faut  que  chaque  œuvre  maintenant 
ait  sa  signification  morale,  son  enseigne- 
ment gradué,  il  faut  donner  une  portée 
philosophique  à  un  sonnet,  qu'un  drame 
tape  sur  les  doigts  aux  monarques  et 
qu'une  aquarelle  adoucisse  les  mœurs. 
L'avocasserie  se  glisse  partout,  la  rage  de 
discourir,  de  pérorer,  de  plaider;  la 
Muse  devient  le  piédestal  de  mille  convoi- 
tises. 

Les  beaux  fragments  ne  font  rien  ;  l'uni- 
té, l'unité,  tout  est  là.  L'ensemble,  voilà 
ce  qui  manque  à  tous  ceux  d'aujourd'hui, 
aux  grands  comme  aux  petits.  Mille  beaux 
endroits,  pas  une  œuvre. 

Je  me  fais  fort  de  soutenir  dans  une 
thèse  qu'il  n'y  a  pas  une  critique  de  bonne 
depuis  qu'on  en  fait,  que  ça  ne  sert  à  rien 
qu'à  embêter  les  autres  et  à  abrutir  le  pu- 
blic; on  fait  de  la  critique  quand  on  ne 

89.  12 


<2%>~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~<é^ 

peut  pas  faire  de  l'art,  de  même  qu'on  se 
met  mouchard  quand  on  ne  peut  pas  être 
soldat. 

Quand  on  observe  avec  un  peu  d'atten- 
tion la  vie  on  y  voit  les  cèdres  moins 
hauts  et  les  roseaux  plus  grands. 

Nier  l'existence  des  sentiments  tristes 
parce  qu'ils  sont  tristes,  c'est  nier  le  so- 
leil tant  qu'il  n'est  pas  midi. 

Il  faut  se  méfier  de  tout  ce  qui  res- 
semble à  de  l'inspiration  et  qui  n'est  sou- 
vent que  du  parti  pris  et  une  exaltation 
factice  que  l'on  s'est  donnée  volontaire- 
ment et  qui  n'est  pas  venue  d'elle-même; 
d'ailleurs  on  ne  vit  pas  dans  l'inspiration: 
Pégase  marche  plus  souvent  qu'il  ne  ga- 
lope, tout  le  talent  est  de  savoir  lui  faire 
prendre  les  allures  qu'on  veut. 

Comme  si  nous  n'avions  pas  assez  de 
notre  passé  nous  remâchons  celui  de 
l'humanité  entière  et  nous  nous  délectons 
dans  cette  amertume  voluptueuse.  Qu'im- 


90 


<£^>~      PENSÉES      ~^s> 

porte  après  tout  s'il  n'y  a  que  là  qu'on 
puisse  vivre  î  S'il  n'y  a  qu'à  cela  qu'on 
puisse  penser  sans  dédain  et  sans  pitié! 

La  patrie  est  peut-être  comme  la  famille, 
on  n'en  sent  bien  le  prix  que  lorsqu'on 
n'en  a  plus. 

A  mesure  que  je  me  détache  des  artis- 
tes, je  m'enthousiasme  davantage  pour 
l'art;  la  mer  paraît  immense  vue  du  ri- 
vage, montez  sur  le  sommet  des  mon- 
tagnes, la  voilà  plus  grande  encore;  em- 
barquez-vous dessus,  tout  disparaît,  des 
flots,  des  flots. 

Le  génie  n'est  pas  rare  maintenant, 
mais  ce  que  personne  n'a  plus  et  ce  qu'il 
faut  tâcher  d'avoir,  c'est  la  conscience. 

Ce  qui  nous  manque  à  tous,  ce  n'est 
pas  le  style  ni  cette  flexibilité  de  l'archet 
et  des  doigts  désignée  sous  le  nom  de 
talent.  Nous  avons  un  orchestre  nom- 
breux, une  palette  riche,  des  ressources 
variées.  En  fait  de  ruses  et  de  ficelles, 


<^>~    ,  GUSTAVE  FLAUBERT      ~<ÉE^ 

nous  en  savons  beaucoup  plus  qu'on  n'en 
a  peut-être  jamais  su.  Non,  ce  qui  nous 
manque  c'est  le  principe  intrinsèque. 
C'est  l'âme  de  la  chose,  l'idée  même  du 
sujet.  Nous  prenons  des  notes,  nous  fai- 
sons des  voyages,  misère,  misère  !  Nous 
devenons  savants,  archéologues,  histo- 
riens, médecins,  gnaffes  et  gens  de  goût. 
Qu'est-ce  que  tout  ça  y  fait?  Mais  le 
cœur?  la  verve;  d'où  partir  et  où  aller? 

Ce  qui  nous  manque,  c'est  l'audace.  A 
force  de  scrupule,  nous  ressemblons  à 
ces  pauvres  dévots  qui  ne  vivent  pas,  de 
peur  de  l'enfer,  et  qui  réveillent  leur 
confesseur  de  grand  matin  pour  s'accu- 
ser d'avoir  eu  la  nuit  des  rêves  amou- 
reux. Ne  nous  inquiétons  pas  tant  du 
résultat.  Aimons,  aimons,  qu'importe 
l'enfant  dont  accouchera  la  Muse;  le  plus 
pur  plaisir  n'est-il  pas  dans  ses  baisers? 

Exhumer,  dans  ce  qu'on  rejetait  comme 
hors  d'usage,  des  trésors  nouveaux  de 
plastique  et  de  sentiment,  découvrir  dans 
l'univers  de  l'amour  un   sentiment  nou- 


92 


PENSEES 


veau  et  appeler  à  son  exploitation  des 
milliers  d'êtres  qui  s'en  trouvaient  reje- 
tés, cela  n'est-il  pas  spirituel  et  sublime? 

Je  porte  une  haine  aiguë  et  perpétuelle 
à  quiconque  taille  un  arbre  pour  l'em- 
bellir, châtre  un  cheval  pour  l'affaiblir, 
à  tous  ceux  qui  coupent  les  oreilles  ou  la 
queue  des  chiens,  à  tous  ceux  qui  font  des 
paons  avec  des  ifs,  des  sphères  et  des  py- 
ramides avec  du  buis;  à  tous  ceux  qui 
restaurent,  badigeonnent,  corrigent,  aux 
éditeurs  d'expurgata,  aux  chastes  voi- 
leurs  de  nudités  profanes,  aux  arrangeurs 
d'abrégés  et  de  raccourcis;  à  tous  ceux 
qui  rasent  quoi  que  ce  soit  pour  lui  mettre 
une  perruque,  et  qui,  féroces  dans  leur 
pédantisme,  impitoyables  dans  leur  inep- 
tie, s'en  vont  amputant  la  nature,  ce  bel 
art  du  bon  Dieu,  et  crachant  sur  l'art, 
cette  autre  nature  que  l'homme  porte  en 
lui  comme  Jéhovah  porte  l'autre  et  qui 
est  la  cadette  ou  peut-être  l'aînée. 

Ne  croyez  pas  les  mains  sans  gants  plus 
robustes  que  les  autres;  on  peut  être  las 


<^^-      GUSTAVE  FLAUBERT      *-<#^ 

de  tout  sans  rien  connaître,  fatigué  de 
traîner  sa  casaque  sans  avoir  lu  Werther 
ni  René,  et  il  n'y  a  pas  besoin  d'être  reçu 
bachelier  pour  se  brûler  la  cervelle. 

Oh!  que  la  forme  humaine  est  belle 
quand  elle  apparaît  dans  sa  liberté  na- 
tive, telle  qu'elle  fut  créée  au  premier 
jour  du  monde. 

Le  cœur,  comme  l'estomac,  veut  des\ 
nourritures  variées. 

Ce  qu'on  demande  aujourd'hui,  n'est- 
ce  pas  plutôt  tout  le  contraire  du  nu,  du 
simple  et  du  vrai?  Fortune  et  succès  à 
ceux  qui  savent  revêtir  et  habiller  les 
choses  !  Le  tailleur  est  le  roi  du  siècle,  la 
feuille  de  vigne  en  est  le  symbole;  lois, 
arts,  politique,  caleçon  partout  !  Libertés 
menteuses,  meubles  plaqués,  peinture  à  la 
détrempe,  le  public  aime  ça.  Donnez-lui- 
en,  fourrez-lui-en,  gorgez   cet   imbécile! 

Ce  n'est  pas  de  sacrifices  que  le  cœur  a 
faim,  mais  de  confidences. 


PENSÉES 


Il  me  semble  que  Michel-Ange  est 
quelque  chose  d'inouï,  comme  serait  un 
Homère  shakespearien,  un  mélange  d'an- 
tique et  de  moyen- âge,  je  ne  sais  quoi. 

Dans  les  confidences  les  plus  intimes, 
il  y  a  toujours  quelque  chose  que  l'on  ne 
dit  pas. 

Dieu  sait  le  commencement  et  la  fin  de 
l'homme;  le  milieu,  l'art,  comme  lui  dans 
l'espace,  doit  rester  suspendu  dans  l'in- 
fini, complet  en  lui-même,  indépendant 
de  son  producteur. 

Pour  avoir  du  talent  il  faut  être  con- 
vaincu qu'on  en  possède,  et  pour  garder 
sa  conscience  pure,  la  mettre  au-dessus 
de  celles  de  tous  les  autres.  Le  moyen  de 
vivre  avec  sérénité  et  au  grand  air,  c'est 
de  se  fixer  sur  une  pyramide  quelconque, 
n'importe  laquelle,  pourvu  qu'elle  soit 
élevée  et  la  base  solide.  Ah!  ce  n'est  pas 
toujours  amusant  et  l'on  est  tout  seul, 
mais  on  se  console  en  crachant  d'en 
haut. 


<^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~4ë^> 

Il  n'est  pas  de  sottise  ni  de  vice  qui  ne 
trouve  son  compte  et  ses  rêves.  Je  trouve 
que  l'homme  maintenant  est  plus  fana- 
tique que  jamais,  mais  de  lui  ;  il  ne  chante 
autre  chose,  et  dans  cette  pensée  qui 
saute  par-dessus  lès  soleils,  dévore  l'es- 
pace et  hêle  après  l'infini,  comme  dirait 
Montaigne,  il  ne  trouve  rien  de  plus 
grand  que  cette  misère  même  de  la 
vie  dont  elle  tâche  sans  cesse  de  se  dé- 
gager. 

Je  défie  aucun  dramaturge  d'avoir  l'au- 
dace de  mettre  en  scène  sur  le  boulevard 
un  ouvrier  voleur.  Non  :  là  il  faut  que 
l'ouvrier  soit  honnête  homme,  tandis  que 
le  monsieur  est  toujours  un  gredin;  de 
même  qu'aux  Français  la  jeune  fille  est 
pure,  car  les  mamans  y  conduisent  leurs 
demoiselles. 

L'orgueil  est  une  bête  féroce  qui  vit 
dans  les  cavernes  et  dans  les  déserts,  la 
vanité  au  contraire,  comme  un  perroquet, 
saute  de  branche  en  branche  et  bavarde 
en  pleine  lumière. 


PENSEES 


Il  y  a  de  par  le  monde  une  conjuration 
géniale  et  permanente  contre  deux  cho- 
ses, à  savoir,  la  poésie  et  la  liberté;  les 
gens  de  goût  se  chargent  d'exterminer 
l'une,  comme  les  gens  d'ordre  de  pour- 
suivre l'autre. 

Si  la  littérature  moderne  était  seule- 
ment morale,  elle  deviendrait  forte;  avec 
de  la  moralité  disparaîtraient  le  plagiat, 
le  pastiche,  l'ignorance,  les  prétentions 
exorbitantes;  la  critique  serait  utile  et 
l'art  naïf,  puisque  ce  serait  alors  un  be- 
soin et  non  une  spéculation. 

Je  suis  sûr  d'ailleurs  que  les  hommes 
ne  sont  pas  plus  frères  que  les  feuilles 
des  bois  ne  sont  pareilles,  elles  se  tour- 
mentent ensemble,  voilà  tout;  ne  sommes- 
nous  pas  faits  avec  les  émanations  de 
l'Univers? 

Nos  passions  sont  comme  les  volcans, 
elles  grondent  toujours,  mais  l'éruption 
n'est  qu'intermittente. 

L'humanité  nous  hait,  nous  ne  la  ser- 
vons pas  et  nous  la  haïssons  ;  car  elle  nous 


13 


^^-      GUSTAVE  FLAUBERT      ~<é^ 

blesse.  Aimons-nous  donc  en  l'Art  comme 
les  mystiques  s'aiment  en  Dieu  et  que 
tout  pâlisse  devant  cet  amour.  Que  toutes 
les  autres  chandelles  de  lavie  disparais- 
sent devant  ce  grand  soleil. 

La  Passion  s'arrange  mal  de  cette  lon- 
gue patience  que  demande  le  métier.  L'art 
est  assez  vaste  pour  occuper  tout  un 
homme;  en  distraire  quelque  chose  est 
presque  un  crime,  c'est  un  vol  fait  à  l'idée, 
un  manque  au  devoir. 

Ecrivains  que  nous  sommes  et  toujours 
courbés  sur  l'art,  nous  n'avons  guère 
avec  la  nature  que  des  communications 
imaginatives,  il  faut  quelquefois  regar- 
der la  lune  ou  le  soleil  en  face.  La 
sève  des  arbres  nous  entre  au  cœur  par 
les  longs  regards  stupides  que  l'on  tient 
sur  eux.  Comme  les  moutons  qui  brou- 
tent du  thym  parmi  les  prés,  ont  ensuite 
la  chair  plus  savoureuse,  quelque  chose 
des  saveurs  de  la  nature  doit  pénétrer 
notre  esprit  s'il  s'est  bien  roulé  sur 
elle. 


PENSEES 


Il  n'y  a  qu'un  beau,  c'est  le  même  par- 
tout, mais  il  a  des  aspects  différents,  il  est 
plus  ou  moins  coloré  par  les  reflets  qui 
le  dominent. 


Les  hautes  idées  poussent  à  l'ombre  et 
au  bord  des  précipices  comme  les  sapins. 

Quand  on  aura,  pendant  quelque  temps, 
traité  l'âme  humaine  avec  l'impartialité 
que  l'on  met  dans  les  sciences  physiques 
à  étudier  la  matière,  on  aura  fait  un  pas 
immense;  c'est  le  seul  moyen  à  l'huma- 
nité de  se  mettre  un  peu  au-dessus  d'elle- 
même.  Elle  se  considérera  alors  franche- 
ment, purement  dans  le  miroir  de  ses 
œuvres,  elle  sera  comme  Dieu,  elle  se 
jugera  d'en  haut. 

L'industrialisme  a  développé  le  laid 
dans  des  proportions  gigantesques  !  Com- 
bien de  braves  gens  qui,  il  y  a  un  siècle, 
eussent  parfaitement  vécu  sans  beaux- 
arts,  et  à  qui  il  faut  maintenant  de  petites 
statuettes,  de  petite  musique  et  de  petite 
littérature  I 


^^~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^> 

Ce  ne  sont  pas  les  Napolitains  qui  enten- 
dent la  couleur,  mais  les  Hollandais  et 
les  Vénitiens  :  comme  ils  étaient  tou- 
jours dans  le  brouillard,  ils  ont  aimé  le 
soleil. 


Le  rêve  du  socialisme,  n'est-ce  pas  de 
pouvoir  faire  asseoir  l'humanité  mons- 
trueuse d'obésité,  dans  une  niche  toute 
peinte  de  jaune  comme  dans  les  gares  de 
chemins  de  fer,et  qu'elle  soit  là  à  se  dan- 
diner sur  son  siège,  ivre,  béate,  les  yeux 
clos,  digérant  son  déjeuner,  attendant  le 
dîner  et  faisant  sous  elle. 

Une  réaction  terrible  se  fait  dans  la 
conscience  moderne  contre  ce  qu'on 
appelle  l'Amour.  Cela  a  commencé  par 
des  rugissements  d'ironie  (Byron,  etc.), 
et  le  siècle  tout  entier  regarde  à  la 
loupe  et  dissèque  sur  sa  table  la  petite 
fleur  du  sentiment  qui  sentait  si  bon... 
jadis  ! 

Il  faut  toujours  espérer  quand  on  déses- 
père, et  douter  quand  on  espère. 

100 


PENSEES 


Lisez  les  grands  maîtres  en  tâchant  de 
saisir  leur  procédé,  de  vous  rapprocher 
de  leur  âme,  et  vous  sortirez  de  cette 
étude  avec  des  éblouissements  qui  vous 
rendront  joyeux.  Vous  serez  comme  Moïse 
en  descendant  du  Sinaï.  Il  avait  des 
rayons  autour  de  la  face,  pour  avoir  con- 
templé Dieu. 

Je  parie  que,  dans  cinquante  ans  seule- 
ment, les  mots  :  Problème  social,  mora- 
lisation  des  masses,  progrès  et  démocra- 
tie seront  passés  à  l'état  de  «  rengaine  » 
et  apparaîtront  aussi  grotesques  que  ceux 
de  :  sensibilité,  nature,  préjugés  et  doux 
liens  du  cœur,  si  fort  à  la  mode  vers  la 
►fin  du  dix-huitième  siècle. 

Il  faut,  quand  on  veut  faire  de  l'art,  se 
mettre  au-dessus  de  tous  les  éloges  et  de 
toutes  les  critiques.  Quand  on  a  un  idéal 
net,  on  tâche  d'y  monter  en  droite  ligne, 
sans  regarder  à  ce  qui  se  trouve  en 
route. 

Le  principal  en  ce  monde  est  de  tenir 
.101. 


<s#>~      GUSTAVE  FLAUBERT      ~^$> 

son  âme  dans  une  région  haute,  loin  des 
fanges  bourgeoises  et  démocratiques.  Le 
culte  de  l'art  donne  de  l'orgueil  ;  on  n'en 
a  jamais  trop. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  mélancolique  que 
les  beaux  soirs  d'été.  Les  forces  de  la 
nature  éternelle  nous  font  mieux  sentir  le 
néant  de  notre  pauvre  individualité. 

Les  guerres  de  races  vont  peut-être 
recommencer.  On  verra,  avant  un  siècle, 
plusieurs  milliers  d'hommes  s'entretuer 
en  une  séance...  Peut-être  aussi  la  Prusse 
va-t-elle  recevoir  une  forte  raclée  quien- 
trait  dans  les  desseins  de  la  Providence, 
pour  rétablir  l'équilibre  européen?  Ce 
pays-là  tendait  à  s'hypertrophier,  comme 
la  France  l'a  fait  sous  Louis  XIV  et  Napo- 
léon. Les  autres  .organes  s'en  trouvent 
gênés.  De  là  un  trouble  universel. 
Des  saignées  formidables  seraient-elles 
utiles? 

Les  armées  de  Napoléon  Ier  ont  commis 
des  horreurs,  sans  doute.  Mais  ce  qui  les 

102 


PENSEES 

composait,  c'était  la  partie  inférieure  du 
peuple  français,  tandis  que,  dans  l'armée 
de  Guillaume,  c'est  tout  le  peuple  alle- 
mand qui  est  le  coupable. 

Quelle  barbarie!  quelle  reculade...  Ces 
officiers,  qui  cassent  des  glaces  en  gants 
blancs,  qui  savent  le  sanscrit  et  qui  se 
ruent  sur  le  Champagne,  qui  vous  volent 
votre  montre  et  vous  envoient  ensuite 
leur  carte  de  visite,  cette  guerre  pour  de 
l'argent,  ces  civilisés  sauvages  me  font 
plus  horreur  que  les  cannibales. 

Toute  gentillesse,  comme  eût  dit  Mon- 
taigne, est  perdue  pour  longtemps,  un 
monde  va  commencer;  on  élèvera  les 
enfants  dans  la  haine  des  Prussiens. 


103 


ACHEVE    D'IMPRIMER 

LE    3o    NOVEMBRE     10,1  5 

SUR  LES   PRESSES    DE    PH.    RENOUARD 

AVEC    LES    CARACTÈRES    DESSINÉS     ET    GRAVÉS    PAR 

MARCOU,   FONDEUR 

POUR 

LOUIS    CONARD,    ÉDITEUR 


0 


unuima  ^^wF.  APR  Z3 


PQ 
22^6 
A16 
1915 


Flaubert,  Gustave 
Pensées 


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